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Blog d'écriture de Julien Ducrocq

9 octobre 2013

Présentation du blog

Bienvenue sur mon blog ! Auteur en quête d'une maison d'édition, je suis ravi de vous présenter mon univers, que ce soit par le biais de mes récits fictifs ou de mes aventures réelles au Japon ! En effet, je vis à Nara depuis mai 2023, j'ai donc beaucoup...
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5 février 2024

Kaeru no Ongaku: partie 6

Bonjour tout le monde !

Voici la sixième et dernière partie de l'histoire de Kaeru no Ongaku !

Cet énergumène là vivra d'autres aventures très prochainement, ne vous inquiétez pas... je vous ferez découvrir les plus folles d'entre elles !

Bonne lecture !


 

Kaeru est fébrile, loin d’être assez confiant pour combattre autant de carnassiers. Néanmoins, il profite de l’agitation pour sortir sa fameuse flûte de son sac. Cependant, tout tremblant qu’il est, il la fait tomber à ses pieds… Et Nara, lui aussi très agité, qui bouge et sautille dans tous les sens comme un cabri, de piétiner la pauvre flûte… Quelque chose se brise dans le cœur de Kaeru.  Bon, des flûtes, il en avait utilisé des dizaines dans sa vie, pour apprendre à utiliser son pouvoir, mais c’est avec celle-ci qu’il avait réellement commencé à bien le maîtriser. C’est avec celle-ci qu’il avait failli séduire une jeune tortue de passage au temple… et aussi, avec celle-ci qu’il avait balancé une flaque de boue sur de jeunes disciples mal embouchés qui le charriaient. Tant de souvenirs, réduits à néant en un seul instant. 

Dans le présent, le combat n’est pas fini, loin de là ! Les chiens, agacés par les ruades continuelles de Nara, changent de formation pour encercler le cerf. Ils grognent et se lèchent les babines, à la fois affamés et décidés à en découdre ! Dans un pur instinct d’amitié, Kaeru, qui n’a en soit plus rien à perdre, bondit sur les chiens. Il laisse se déchaîner sa fureur, donne des coups de pattes dans toutes les directions, frappe de sa tête dans toutes les directions, utilise toutes ses griffes. Mais cela ne suffit pas. Nara, d’ordinaire si désinvolte et zen, perd momentanément ses esprits, et s’enfuit à triple galop, en ligne droite, sans aucune destination. Il ne se rend même pas compte qu’il laisse son ami, qui vient de le sauver, derrière lui… Son ami Kaeru qui, dépassé par le nombre, finit vite par rendre ses dernières forces et tombe dans les pommes. Les chiens, surexcités, commencent déjà à se lécher les babines et à mordiller leur proie. Ils sont sur le point de dévorer la salamandre ! 

Nara, une fois un peu calmé, commence vite à regretter sa décision. Il s’arrête vite de galoper et commence à revenir dans la clairière. Mais il est déjà trop tard, tous les chiens sont sur Kaeru, il ne semble plus y avoir aucun espoir pour lui… La pauvre salamandre pousse des cris très étranges, à la fois musicaux et hystériques, mélodieux et stridents,  touchants et terribles. Dans la tête de Kaeru, les images des jeunes grenouilles, de ces satanés enfants qui l’avaient enfermé dans un cagibi et torturé. Il ne voit pas des chiens qui s’apprêtent à le dévorer, mais bien des grenouilles qui s’efforcent de le chatouiller et de le faire rire. Sa frustration, sa colère et sa souffrance ne font que grandir en lui, ils s'accumulent encore et encore, et ne tardent pas à le faire exploser de rage. Kaeru s’embrase dans une gerbe violette, émaillée de flammèches bleues. L’ensemble grandit de plus en plus et fait s’éloigner les chiens, qui ne comprennent rien à ce qu’il se passe. C’est la débandade pour eux, et le début d’une seconde nouvelle vie pour Kaeru ! 

Des formes se dessinent au sein des flammes aux couleurs froides : quatre pattes assez fortes autour d’une silhouette plutôt musclée, une tête reptilienne féroce emmanchée d’un long coup, et surtout, cerise sur le gâteau, deux ailes majestueusement déployées. Les chiens courent en tous sens, effrayés par cette créature d’environ deux mètres de haut, qui sort d’une gerbe de feu bleu. Ils ne paient pas de mine face à ce qui semble être un jeune dragon bleu foncé, dont les écailles reflètent des éclats violacés. La membrane de ses ailes de chauve-souris est violet clair, elles sont ornées en leur centre de deux kanjis dorés : celui de la musique, ongaku, et celui de l’eau, mizu. Kanjis qui font écho à son enfance, dans le marécage baigné dans l’eau, et à la découverte de ses pouvoirs.

               Nara est tout tremblotant. Il dévisage son ami, pas complètement sûr qu’il s’agisse du Kaeru qu’il a connu. D’une certaine façon, ce n’est plus le même, il a changé de corps, et entame une nouvelle phase de sa vie. Nara, d’une certaine façon, comprend tout cela. Il a déjà vu des choses étranges au sein de sa tribu, et lui-même a vu sa vie bien changée lorsqu’il a appris à utiliser ses pouvoirs… et lorsqu’il les a mystérieusement perdus.

               Après avoir battu des ailes un peu au hasard pour éloigner les derniers chiens restants, Kaeru s’effondre, exténué. Il vient de vivre tant d’émotions contraires en si peu de temps ! Nara s’approche de lui d’un pas hésitant, lentement mais sûrement, une patte après l’autre. Quand il est suffisamment proche du dragon, ce dernier, sans prévenir, l’attrape et lui fait un gros câlin ! Le cerf s’agite nerveusement, un peu mal à l’aise, mais un câlin lui fait du bien !  Les deux amis se remettent ensemble de leurs émotions, les deux sont très impressionnés par la nouvelle forme de Kaeru, un dragon de deux mètres, ça ne passe pas inaperçu… et il va sûrement encore grandir !

Une fois un peu reposés et calmés, Nara et Kaeru finissent par prendre une des “portes” de la clairière, et à sortir de la forêt ! Les deux compères sont heureux de s’en être sortis ensemble, mais aussi un peu tristes, car ils vont bientôt devoir se séparer. Ils cherchent un sentier pour amener le cerf chez les Moines Élémentaires en évitant au maximum de repasser par cette maudite forêt. Au sommet des plus hautes collines, Kaeru s’entraîne à s’envoler… sans grand succès, il s’écrase à chaque fois au sol ! Nara, hilare, lui propose de se fabriquer un parachute… Son père était expert en parachutisme !

              Finalement, les deux amis atteignent un sentier qui passe au travers des cols et vallées, qui monte et descend continuellement, mais reste facile à suivre… rien à voir avec le dédale forestier qu’ils viennent de quitter ! Ils admirent le paysage, d’un côté le creux de la vallée, très fleuri, de l’autre, la fameuse forêt où ils se sont perdus, hostile et ténébreuse. Le chemin finit par longer le cours d’eau par lequel Kaeru était arrivé “à la nage” il y a de cela tant d’années, à l’aube de sa vie précédente. Très vite, ils atteignent la petite mare où Kaeru s’était échoué, en tant que très jeune salamandre. Kaeru s’arrête quelques instants, les yeux plongés dans cette mare, qui lui rappelle d'étranges souvenirs, très flous, mais bien présents. Frappé par l’émotion, il sent les larmes lui monter aux yeux et ne peut se réprimer de pleurer un peu. Nara, qui comprend l’émoi de son compagnon, s’approche doucement de lui puis lui fait un câlin. 

               – Le passé, c’est le passé… Maintenant, tu commences ta nouvelle vie, et elle va être géniale ! 

               Nara réussit à bien le réconforter, mais quitter cet endroit, même si c’est ce qu’il désire, lui fait tout de même un pincement de cœur. Après tout, il y a passé presque dix années de sa vie… Mais ce qui lui fait aussi très mal, c’est de quitter son ami tout juste rencontré. 

               – Tu sais, il n’y a pas que ça qui m’embête… tu es le seul ami que j’ai jamais eu… et nos chemins se séparent si vite… avoue Kaeru.

               – C’est vrai, mais en soit, rien ne t’empêche de rester quelque temps avec moi au Monastère… 

               – Juste après ma fugue ? Non, je pense qu’ils ne veulent plus de moi là-bas… Enfin, eux comme moi savent que je n’ai plus rien à faire là-bas… Comme tu dis, je commence une nouvelle vie… et celle-ci ne peut pas commencer au Monastère des Éléments, ça n’aurait pas de sens !

               Nara, à sa façon, comprend ce que ressent Kaeru. Trop attaché aux siens pour pouvoir changer de vie quand la routine s’installe, il est aujourd’hui heureux de commencer quelque chose de nouveau, d’entamer une nouvelle aventure.

               Doucement mais sûrement, les deux amis se rapprochent du monastère. Ils discutent énormément, s’échangent souvenirs et anecdotes, pleurent et rient aux éclats. Les toris de l’entrée du monastère commencent à se dessiner, bien trop vite du point de vue des deux amis.  Quand vient le moment des adieux, ils se font un très long câlin, s’échangent des paroles gentilles et sincères, puis prennent chacun leur chemin, vers leur propre avenir. Ils ne se sont rencontrés qu’une journée auparavant, et pourtant ils savent déjà qu’ils ont beaucoup en commun. D’une manière ou d’une autre, ici ou ailleurs, ils se retrouveront pour vivre de nouvelles aventures, ensemble. Tandis que d’un côté, Kaeru souhaite plus que tout au monde retrouver son peuple, toujours bien mystérieux à ses yeux, Nara, lui, va se battre pour en apprendre plus sur son propre pouvoir. Leur quête d’identité est loin d’être terminée…

1 février 2024

Kaeru no Ongaku: partie 5

Bonjour bonsoir !

Voici une nouvelle partie du récit de la vie de Kaeru... j'ai nommé la partie 5 !

Bonne lecture à vous, j'espère que ça vous plaira !

N'hésitez pas à laisser une note et un petit commentaire, ça fait toujours plaisir ^^


À mesure qu’ils marchent, la forêt commence à changer. Les pentes se font plus abruptes et les arbres plus rares, le plus souvent des conifères, mais parfois des bosquets de bambous. À plusieurs reprises, le cœur de la salamandre fait des bonds dans sa poitrine, surtout quand il pense croiser encore des ours… Mais il finit par se calmer quand Nara lui explique qu’en réalité, il s’agit de pandas ! Et surtout, qu'ils ne mangent presque que du bambou, donc qu’ils n’ont rien à craindre ! 

À partir d’un certain point, la forêt rappelle fortement à Kaeru un endroit qu’il a aperçu dans plusieurs livres de la bibliothèque du monastère, Fushimi Inari, qui enchaîne des toris, de grands portails rouges faits de deux piliers et d’un montant, littéralement collés les uns aux autres, comme pour former une espèce de passage divin. En traversant les allées de toris, Kaeru réalise vite qu’ils ne sont pas tout à fait comme ceux de Fushimi Inari. En effet, ils ont une forme plus bombée, presque ovale, et leurs couleurs diffèrent. En se déplaçant dans la forêt de plus en plus montagneuse, les deux compères traversent des allées de toris rouges, bleu clair, vert clair, bleu foncé et blancs, et sont alignés par couleurs. Sur le premier tori de chaque rangée, un kanji symbolise un élément, le feu “ka” pour les toris rouges, l’eau “mizu” pour les toris bleu clair, la terre “chi” pour les vert clair, le tonnerre “kū” et le vent “kaze” pour les blancs. Par ailleurs, des statues de kitsune et même de cerfs, qui font étrangement beaucoup rire ce joyeux luron de Nara, juste parce qu’ils ont des yeux énormes et un peu écarquillés. Heureusement que le cerf est là, sa gaieté de cœur aide beaucoup Kaeru à supporter le fait d’être perdu. 

De prime abord, le cerf et la salamandre prennent le temps de les admirer, et essayent de retenir à quel endroit se trouvent les toris de quelle couleur, mais ils se lassent vite. Pire encore, ils se rendent vite compte que les allées à la gloire d’un même élément peuvent se dresser dans plusieurs endroits différents à la fois… Malgré ces amers très pratiques, cette forêt accidentée demeure un labyrinthe inextricable. 

Tout en essayant de retrouver leur chemin, les deux compères discutent de tout et de rien. Grâce à son pouvoir, Nara est devenu un héros, voire un dieu pour son peuple ! Cependant, de par sa famille qui lui a appris les vertus de l’humilité et de la patience depuis sa plus tendre enfance, il refuse tout temple, manoir ou château que les siens s’évertuent à vouloir construire pour lui. Il préfère conserver une vie simple et ne pas être sans cesse adulé et célébré… ce qui est compréhensible ! Quand Nara a perdu ses facultés, tous les cerfs de la prairie ont vite paniqué. Que se passerait-il si jamais toute l’herbe se dessèche en été ? Ou qu’il ne pleuve plus assez pour que les cultures, que les cerfs ont développé à outrance justement grâce au pouvoir de Nara, n’avaient plus assez d’eau ? Ils avaient très peur de perdre leur récent confort et de revenir au mode de vie de leurs ancêtres, mais en soit, ils ont fini par admettre qu’ils pourraient survivre malgré tout. Comme il ferait tout pour aider son peuple, il a fait d’intenses recherches dans toutes les bibliothèques alentour, méticuleusement, jusqu’à trouver le Saint Graal : le Monastère Élémentaire ! Les Moines qui y résident pourront forcément l’aider ! Voire même lui donner la recette pour apprendre à d’autres cerfs à appeler la pluie à sa place, comme ça il ne serait plus indispensable !

               Rien de ce que pourrait dire Kaeru sur les moines, les tâches ingrates qu’ils prennent plaisir à donner aux jeunes, les cultures à labourer de la manière la plus éprouvante qui soit, le fait de ne jamais se sentir écouté, ne pourrait changer l’avis de Nara : il a vraiment besoin d’aller au Monastère pour aider les siens. Par conséquent, la salamandre déballe au minimum les problèmes qu’il a rencontrés là-bas, et lui raconte plutôt son enfance parmi les grenouilles, et son désir toujours plus grand d’explorer, de découvrir les cités des civilisations disparues et de retrouver ses “vrais” parents. Un sacré programme ! 

               Pendant que les deux nouveaux amis discutent et tournicotent au travers des toris multicolores, le temps passe vite, trop vite… Et la nuit ne tarde pas à tomber. Les terrifiants hurlements des chiens sauvages retentissent un peu partout. Nara, toujours aussi serein, me dit qu’il n’a jamais eu de problèmes avec eux. Il a même réussi à s’endormir en entendant leurs hurlements… là, ce n’est plus de la sérénité, mais de l’inconscience pure et dure ! Hors de question que Kaeru dorme pendant que ces carnivores menaçants rôdent autour de lui ! Alors, ils continuent à avancer, essayent de suivre plus attentivement les couleurs des portails au niveau de certains arbres remarquables, et surtout de placer un maximum de points de repère. Nara propose d’alterner des tours de garde pour dormir, mais comme Kaeru est vraiment trop anxieux pour dormir, il laisse tomber l’idée et soutient, d’une manière très altruiste, son ami. 

               Après plusieurs heures de marche en pleine nuit, ils suivent une allée de “toris élémentaires” qui alternent les couleurs des cinq éléments. Une étrangeté qui leur donne de l’espoir : cette allée indique peut-être la sortie ? Après avoir passé un bon millier de portails, ils finissent par atteindre une immense clairière. Ses pourtours sont percés de plusieurs ouvertures, rappelant une sorte de grande salle aux mille portes d’un temple antique. L’une de ces “portes” permettra peut-être aux deux amis d’enfin sortir de cette forêt gigantesque. 

Trop impatient de sortir, Kaeru, qui était la voix de la prudence quelques instants auparavant, ne peut pas s’empêcher de courir vers la porte la plus proche. Quelle erreur ! Les chiens sauvages sont dans la clairière, leurs yeux jaunes brillants dans la nuit… et ils encerclent déjà Kaeru ! Nara, pour aider son ami pris au piège, charge impulsivement les carnassiers. Une partie d’entre eux est propulsée dans les airs, un peu comme dans les cartoons ! Cependant, tous les autres tiennent bon… et ils sont très nombreux, plus d’une vingtaine, voire peut-être même une trentaine ! Bien plus que la petite meute qui avait pourchassé Kaeru la nuit précédente, ils semblent être une armée, invincible pour la chétive salamandre et le jeune cerf seuls ! 

 

22 janvier 2024

Kaeru no Ongaku: partie 4

Bonjour tout le monde !

Voici la quatrième partie de la vie de Kaeru (ou alors la deuxième partie de la troisième vie de Kaeru... comme vous préférez).

Bonne lecture !


Alors qu’il commence à se perdre dans ses pensées, Kaeru est ramené à la réalité par une espèce de sifflement. Un bruit reconnaissable entre mille : c’est comme ça que Kochiri-sensei se plaisait à appeler ses élèves ! Mais que ferait-il là, au beau milieu de cette forêt ? Kaeru doit certainement rêver ! 

Néanmoins, la tortue savante est bien là, au beau milieu de la clairière, au sommet d’une petite colline, et fait signe à Kaeru de la rejoindre. La vision est presque irréelle :  Kochiri est entouré par la brume matinale, qui reflète les couleurs orangées irisées du soleil levant. Une vision très mystérieuse, presque onirique, qui rend Kochiri bien plus majestueux que d’ordinaire. Un sensei légendaire ! 

Sans hésiter, Kaeru s’empresse de rejoindre son ancien maître. Bien qu’il vient tout juste de fuir le monastère, et que son professeur doit être très en colère contre lui, la salamandre est très heureuse de revoir une figure familière… voire même une figure tout court, il se sent terriblement seul dans ces bois ! 

Kaeru est à peine arrivé en face de son sensei, que ce dernier commence déjà à lui parler, sans plus de cérémonie : “Raiu et moi savions pertinemment que tôt ou tard, tu prendrais ton envol… Tu es un voyageur, un navigateur, tu te cherches toi-même et tu n’auras de cesse de bouger tant que tu n’auras pas trouvé ce qu’il se trouve au fond de ton cœur. C’était égoïste de notre part de te garder… tu es un peu le fils que Raiu et moi n’avions jamais eu…”

Kaeru est extrêmement surpris par ces paroles. Lui qui s’attendait à se faire enguirlander, il assiste en réalité à un discours très émouvant ! Il en verserait presque une petite larme.

“Mais tu ne pourras pas partir d’ici sans avoir prouvé ta valeur. Il faut que tu réussisses à sortir de cette forêt… par tes propres moyens, sans notre aide. La vie est semée d'embûches… tu l’as certainement oublié en passant toutes ces années choyé par les Moines Élémentaires. Cette épreuve te le rappellera. Sort de cette forêt, et ensuite vole de tes propres ailes !”

Tandis que Kaeru se demande si labourer des champs et nettoyer des temples c’était “être choyé”, Kochiri fait un pas en arrière… et s'évanouit dans la brume. Kaeru est subjugué. Son sensei est décidément un grand maître de l’illusion ! Le soleil se lève pour de bon, et la brume finit par disparaître. Kaeru prend la peine d’inspecter toute la petite colline. Aucune trace de Kochiri n’est présente, comme si l’entrevue qui venait de se dérouler n’avait rien eu de réel. Était-ce un rêve ? Rêve ou non, à part le réconforter un peu, Kochiri ne l’avait pas vraiment aidé. Quand il sortira de la forêt, il pourra vivre sa vie… bonjour le scoop ! Mais peut-être qu’il y a quelque chose de plus subtil à comprendre. D’une certaine façon, les Moines Élémentaires étaient bien conscients que Kaeru voulait quitter le monastère, mais ils voulaient qu’il le fasse par lui-même, qu’il réussisse une sorte d’épreuve pour prouver sa valeur avant de vivre pleinement. Une intéressante remise en perspective !

Comme la nuit est enfin terminée, la forêt paraît beaucoup moins effrayante, les arbres ont complètement perdu leur aspect menaçant, et les sentiers paraissent moins tortueux. Cependant, Kaeru erre toujours erratiquement, prenant une direction puis une autre sans vraiment savoir où aller. Il essaye de rassembler tout son courage pour affronter sa peur et monter en haut d’un arbre, mais il a vraiment du mal à se décider. L’un n’a pas la bonne forme, l’autre paraît trop petit, le suivant trop avec des branches trop friables… Toutes les excuses sont bonnes pour ne pas monter !

À mesure que la journée avance, Kaeru a de plus en plus envie de manger de la viande. En tant que salamandre, son alimentation est très variée, mais le fait d’être sans cesse sur le qui-vive lui fait désirer des protéines. Il a tout le temps faim, et de plus en plus ! Il rationne les portions de fruits qu’il a transportées, mais ça devient vraiment dur. Quant aux baies provenant de certains arbres de la forêt, bien qu’elles soient jolies, Kaeru s’en méfie, il ne se souvient plus comment discerner les comestibles des vénéneuses, et il n’est pas prêt à prendre de risque qui envenimerait encore plus la situation…

               Des hurlements de chiens sauvages, d’une sonorité très particulière, d’une certaine manière plus effrayante encore que les hurlements de loup, rappellent à notre reptile qu’il n’est pas tout seul dans la forêt. Il entend aussi d’autres cris, qui se mélangent, qui paraissent venir de partout à la fois. Il est tellement difficile de les discerner que Kaeru ignore totalement leur espèce, cela pourrait très bien être des lynxs ou des petits ours… 

               Au détour d’une allée de bambous, la salamandre a presque une crise cardiaque. Kaeru tombe sur un ours de dos, qui semble se délecter… Effrayé, il prend ses jambes à son cou, et recommence à courir, une fois de plus, ça commence à devenir une habitude dans cette forêt ! Mais, toujours hébété par l’ours, il ne regarde pas devant lui, et il finit par se prendre dans quelque chose de mou ! Un ours, encore ? À demi assommé, Kaeru lève les yeux, découvre les muscles et la fourrure d’une créature encore une fois bien plus grande que lui, panique de plus en plus, et essaye de se préparer à vivre ses derniers instants dans cette forêt. Mais il veut tout de même savoir par quoi il se fera manger ! Son regard suit les pattes de la bête, découvre un poitrail assez musclé, puis aperçoit  un long cou et tombe nez-à-nez avec une tête qui le surprend… Une tête de faon ! Enfin, d’un faon aux bois naissants presque à l’âge adulte, un peu comme lui, en somme.

               Kaeru se reprend, recule un peu et se remet d'aplomb. Malgré tous ses efforts pour paraître digne, c’est trop tard, le faon rit aux éclats ! Kaeru se sent gêné, mais il n’en veut pas au jeune cerf, après tout il a été ridicule… À force de courir dans tous les sens, c’est normal qu’il lui arrive des bricoles ! 

               Le cerf est d’un pelage beaucoup plus clair que celui des cervidés du monastère, comme s’il venait d’une autre région. Ses flancs sont couverts d’une espèce d’étrange marque, ou alors de tatouage, en forme d’un nuage qui crache de fines gouttelettes de pluie. Il semble un peu maigre, comme si ça faisait quelques semaines qu’il ne mangeait plus à sa faim, mais il rit de bon cœur, il paraît vraiment heureux. Qu’est-ce qu’un jeune cerf comme lui peut faire dans cette forêt de malheur ?

– Wouah, ça faisait longtemps que je n’avais pas ri autant ! Tu as l’air paniqué ma parole, qu’est-ce qu’il t’arrive ? demande-t-il à Kaeru, avec une voix bienveillante, chaleureuse, et teintée d’une touche de naïveté.

– Euh… Je me suis perdu… Je ne sais pas du tout comment sortir d’ici… Et toi ?

               Le jeune cerf incline légèrement la tête, pour se donner un air humble. Tout dans son attitude contraste avec Kaeru. Il respire le bien-être et la tranquillité, comme s’il n’avait aucun souci, l’inverse de la salamandre qui paraît toujours en conflit avec les autres et le cours des événements.

               – Écoute, moi non plus, à vrai dire… avoue le cervidé dans un souffle. Mais en soit, je n’ai rien d’urgent de prévu, donc peu importe, n’est-ce pas ? Ici, ce n’est pas plus moche qu’ailleurs, non ?

               Stupéfait par cette réponse, Kaeru ne sait que répondre. Comment ce cerf peut-il être aussi serein, au beau milieu d’une forêt labyrinthique, perdue dans la montagne, avec des bêtes sauvages très dangereuses qui rodent dans chaque recoin ? Le cerf avance une patte bienveillante vers la mutique salamandre. 

               – Je m’appelle Nara no Tsuyu, mais tu peux m’appeler Nara ! 

               Notre reptile sort enfin de sa stupeur, et, bien qu’un hésitant, serre la patte du cerf.

               – Très joli nom ! rétorque-t-il, sincèrement enchanté de rencontrer ce gentil cerf. Moi, c’est Kaeru no Ongaku, mais appelle-moi Kaeru !

               – Tu es fort en musique ? demande Nara d’une manière totalement anodine. Dans ma tribu, on a carrément un groupe de rock, les KIX !

               Un hurlement de chien sauvage retentit au loin. Kaeru se crispe, et propose à Nara de continuer cette discussion en marchant, pour ne pas rester des cibles trop faciles pour les prédateurs… Le cerf, toujours très calme, accepte, sans vraiment comprendre pourquoi la salamandre est toujours si stressée.

               Kaeru apprend que Nara a passé plusieurs jours dans cette forêt, et que ça fait déjà quelques semaines qu’il se promène loin des siens, pour doucement mais sûrement aller rejoindre son but… qui n’est autre que rejoindre les Moines Élémentaires ! La salamandre tombe des nues… Pourquoi rejoindre ces fermiers vieillissants, qui vous astreignent à des tâches éreintantes toute la journée ? Nara ne voit pas les choses de cette manière. Comme son nom de Tsuyu, ainsi que les marques sur ses flancs, l’indiquent, Nara est capable d’appeler la pluie. À la moindre sécheresse, il lui suffit de chanter sur le bon air, et quelques instants plus tard, des nuages se forment et crachent leur eau sur les prés. L’herbe renaît, et le troupeau peut de nouveau manger à sa faim ! Cependant, depuis plusieurs lunes, le chant de Nara n’a plus aucun effet… probablement parce que sa voix a légèrement mué ces derniers temps. Pour réapprendre à utiliser son talent, et aussi pour assouvir sa curiosité personnelle, il souhaite vraiment rencontrer les Moines Élémentaires et en apprendre plus sur son don et comment le maîtriser, mais aussi la maîtrise des éléments en général. Ils pourraient avoir la météo parfaite toute l’année !

 

18 janvier 2024

Kaeru no Ongaku: partie 3

Voici le début de la troisième partie de la vie de Kaeru !

À nouveau, il change complètement d'apparence et de style de vie, mais il restera d'une certaine façon toujours une petite grenouille toute mignonne :3

Bonne lecture !


 

Quand l’automne vient et que les températures rafraichissent, les travaux aux champs se réduisent, mais, les moines, en particulier Raiu Odayaka, semblent toujours chercher des excuses pour le faire travailler. On lui demande de cuisiner des plats, de laver la vaisselle, de nettoyer les toges des moines, de nettoyer les sols des temples, de jouer aux moines copistes en recopiant des livres en faisant de jolis dessins et enluminures… des activités variées, mais qui intéressent très modérément Kaeru. Un jour, on lui demande carrément d’étiqueter tous les objets du grenier monastique ! C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase !

Pendant plusieurs jours, il fait profil bas lors de ses corvées et qu’il prépare son évasion la nuit, notamment en volant un livre sur l’Atlantide, un sur Nihongo pour s’instruire, des tranches d’ananas et des bananes pour se sustenter, des bandages pour se soigner, on ne sait jamais, et des flûtes pour pouvoir exercer son pouvoir. Une fois qu’il est prêt, une nuit bien froide de la toute fin de l’automne, il ouvre sa fenêtre et s’enfuit, usant de sa dextérité de salamandre pour escalader les murs avec sa queue et ses pattes. Sa décision peut sembler précipitée et immature, mais Kaeru a les hormones en ébullition et son corps le rend plus hyperactif que jamais. De plus, il ne se sent plus vraiment à sa place parmi ces moines qui semblent vouloir l’exploiter de plus en plus à mesure que le temps passe. Peut-être voulaient-ils le surcharger de travail pour lui enlever toute velléité d'évasion, Kaeru l’ignore, mais en tous cas cette méthode a eu tout l’effet inverse !

Ainsi, tel un ninja, Kaeru descend discrètement et habilement sur 3 étages le mur de son dortoir, traverse les différents jardins et les cultures, et parvient enfin aux remparts extérieurs du monastère. À son grand dam, deux gardes protègent un petit portail triangulaire qui marque l’entrée. De plus, quelques autres se trouvent à des postes d’observations un peu plus loin. Comment faire pour passer ? Kaeru rassemble ses esprits pour ne pas céder à la panique. Après tout, il est sur le point de quitter sa nouvelle zone de confort pour recommencer une nouvelle vie… Il a hâte d’y aller, mais est aussi très effrayé, un nouvel obstacle sur sa route n’était sûrement pas ce dont il avait besoin !

Soudain, il se rappelle qu’il bénéficie de pouvoirs liés à la musique ! Il commence à maîtriser ses facultés, qui plus est ! Il oublie un instant son changement de vie et ses doutes, et se concentre sur l’instant présent.  En utilisant une flûte traversière, il joue une musique tout en essayant de produire le moins de son possible. Sans trop de difficulté, il soulève plusieurs petits cailloux dans les airs, et les envoie dans la direction opposée à la sienne. En jouant quelques notes bien choisies, il réussit même à faire ricocher les cailloux plusieurs fois, créant l’illusion (précaire) que quelqu'un s’éloigne en courant ! Les gardes, intrigués, commencent à aller dans la direction du bruit… Kaeru en profite pour courir le plus discrètement possible jusqu’à la sortie, optimisant les appuis de ses pieds et les mouvements de ses longues jambes. 

Alors qu’il atteint enfin l’autre côté du portail, une patte de Kaeru butte une pierre. Dans un élan de douleur, il crie, et son cœur s’arrête presque de battre ! Son instinct de survie, cependant, a déjà pris le relais. Sans même s’en rendre compte, la salamandre se roule en boule, ce qui lui permet de dévaler une faible pente après le portail, s'éloignant au maximum des gardes, probablement à sa poursuite ! Kaeru se relève tant bien que mal et essaye de s’enfuir, mû par l’énergie du désespoir, presque à cloche-pied en évitant d’avoir sa patte blessée qui touche le sol. Il a assez de présence d’esprit pour ne pas suivre le sentier direct et clairsemé, mais pour directement aller sous le couvert des arbres. 

Perclus de douleur, Kaeru ne tarde pas à s’arrêter pour se reposer et se soigner un peu, espérant très fort avoir semé les gardes… Il s'assoit et se masse la patte. Elle saigne un peu, elle est assez douloureuse, mais rien ne semble cassé, c’est le principal ! Fort heureusement, Kaeru avait pensé à prendre quelques bandages avant de fuir le monastère. Ainsi, bien que les gardes doivent faire leur ronde pas très loin, il peut prendre le temps de bander sa patte et reprendre quelques forces… heureusement, une fois de plus, qu’il avait pensé à prendre des bananes ! 

Tranquillement installé, de moins en moins inquiété par les gardes, Kaeru commence à se sentir mieux, et à se dire que cette vie hors du monastère dans lequel il a passé les dernières années de sa vie ne devrait pas si mal se passer ! Après tout, c’est ce qu’il avait voulu ! Il commence à faire la liste de tous les endroits qu’il pourrait visiter, de toutes les civilisations anciennes qu’il pourrait dépoussiérer… Il se rappelle des livres sur l’Atlantide et le peuple de Mü qui le faisaient rêver depuis sa plus tendre enfance chez les grenouilles… Chez les Moines Élémentaires, ses lectures sur le Nihongo, avec tous ses temples, ses sanctuaires et ses pagodes, l’ont aussi beaucoup intrigué, il aimerait visiter cet endroit, et les autres pays avoisinants, quand il sera un peu moins amer en repensant au monastère… la maison où il avait fini par se sentir séquestré.

Perdu dans ses pensées, la salamandre ne réalise pas que des yeux jaunes se multiplient dans l’obscurité, tout autour de lui. Un grognement le fait enfin réagir : il réalise qu’une meute de chiens sauvages s’est rassemblée de l’autre côté des buissons ! Sa patte étant complètement remise, sans plus attendre il commence à s’enfuir, de nouveau ! Décidément, il ne peut pas rester tranquille cinq minutes, dans la nature ! Il laisse libre cours à son instinct de survie, et prend littéralement ses jambes à son cou. Il tourne à droite, à gauche, à droite et encore à gauche, ne sait plus sa droite de sa gauche, a la tête qui tourne, commence à fatiguer… Néanmoins, il est plus tenace que ses poursuivants, qui finissent par abandonner la poursuite.

Kaeru est soulagé de pouvoir enfin s’arrêter de courir, et est bien content d’être encore en vie. Les prédateurs devaient bien être une vingtaine, et en dépit de ses pouvoirs musicaux, Kaeru n’aurait pas pu en venir à bout. Il mange quelques bananes pour se restaurer, peut-être trop, il ne lui en reste plus beaucoup ! De plus, son sentiment précaire de sécurité fait vite place à l’angoisse. La salamandre a tellement tourné et rata-tourné dans cette fichue forêt, monté et descendu les pentes de montagne, qu’il a totalement perdu ses repères… Kaeru est complètement perdu ! 

Pour éviter de trop désespérer, il se met en marche, essaye de trouver un chemin parmi les feuillages… en vain. Il fait encore un peu sombre, l’aube commence seulement à pointer, et tous les arbres se ressemblent dans cette pénombre. Il faudrait qu’il trouve un point en hauteur pour avoir une vue d’ensemble, mais à chaque pente qu’il monte, s’ensuit une pente qui descend. Il pourrait essayer de monter en haut d’un arbre, mais il n’a jamais été très doué pour ça. Il préfère tenter sa chance au sol avant d’escalader un arbre et de risquer de se blesser.

Après plus d’une demi-heure de marche stérile, Kaeru s’arrête à l’entrée d’une clairière, et prend le temps de s’asseoir quelques minutes.  Bloqué dans la forêt depuis trop longtemps, il désespère. Il commence sérieusement à penser qu’il ne pourra jamais en sortir… Il se rappelle alors les travaux manuels au monastère : on lui avait appris à tresser une couchette à partir de feuilles de bambous, et même à remplir coudre des coussins et à les remplir de coton. En théorie, il pourrait se confectionner son propre futon et sac de couchage, mais la différence entre le monastère et la forêt, c’est les cultures… pas trop de champs de coton dans la forêt ! Mais des bambous, ça il y en a à foison, des bosquets entiers entre des cèdres et des chênes. Il pourrait bien se confectionner une sorte de tatami, mais est-ce beaucoup mieux que de dormir par terre ? Pire encore, comment peut-il faire pour manger, sur le long terme ? Kaeru n’est pas un très bon chasseur, son esprit refuse de tuer d’autres êtres vivants…

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12 janvier 2024

Kaeru no Ongaku: partie 2

Bonjour bonsoir ! Voici la partie 2 de l'histoire de Kaeru no Ongaku... sa deuxième vie, en quelque sorte...

Bonne lecture !


 

Ballotté par les courants, la grenouille qui vient de renaître salamandre s’éloigne bien vite de son village et de son ancienne vie. À demi assommé, Trouvère échoue dans une vallée encerclée d’abruptes montagnes, dont les sommets sont recouverts de neiges éternelles. Au cœur de cette vallée, se trouve un immense monastère, constitué de plusieurs temples majestueux. Heureusement, un des Moines Élémentaires qui y réside, Raiu Odayaka, un Cerf, faisait des ablutions bien tardives. Il tombe alors nez-à-nez avec la salamandre en déroute, et se prend d’empathie pour elle. Il décide alors de l’emmener au monastère, de la soigner, la loger, la nourrir et pourquoi pas de l’adopter.

Les Moines Élémentaires, sont des rebelles du pays de Nihongo qui ont fondé un nouvel ordre religieux, basé sur le respect de la nature, et dont la mythologie est fondée sur l’éternel combat des  éléments : tonnerre, eau, feu et plante. Le monastère est constitué d’un temple par élément autour de vignes et de champs de riz. Les Moines en eux-mêmes sont principalement des Cerfs et des Tortues, et plus rarement des Kirins et même de Kitsunes ! Dans l’ensemble, ils sont une petite cinquantaine, mais le monastère est si grand qu’on pourrait avoir l’impression qu’il n’y a personne.

Trouvère, d’abord très triste d’avoir perdu sa famille, est vite comblé par son nouveau mode de vie. Il alterne entre méditation, prière des dieux élémentaires, découverte de son nouveau corps et études diverses et variées. Chaque jour, il accomplit de nombreuses tâches pour aider les moines, comme faire à manger, récolter les plantes, jardiner, faire la vaisselle… Rien à voir avec son enfance où il ne manquait de rien, sauf d’amis et d’interlocuteurs vraiment intéressants. Malgré le fait qu’il continue encore à croasser assez souvent sans le vouloir, il apprend plusieurs langues, dont celle des Nihongo. Ces derniers finissent par le renommer Kaeru no Ongaku, une référence à la fois à son passé chez les grenouilles et à son registre musical. 

Désormais serein sans tous les enfants qui l'embêtent à longueur de journée, il peut enfin apprécier sa différence comme un don et travailler pour le perfectionner. Il comprend alors qu’en utilisant des instruments à vent divers et variés, il peut produire des sons plus harmonieux et même chantonner de jolis airs. 

Un jour, alors qu’il était dans son endroit préféré, au cœur de la petite bambouseraie du monastère, en s’exerçant à la flûte traversière, il génère de petites flammes bleues, comme autant de petites flammèches en forme de boules. Un pouvoir assez impressionnant, surtout la première fois, mais qui lui aura valu de sacrées remontrances de la part de ses hôtes pour avoir brûlé des bambous centenaires !

Les jours suivants, en plus de son planning déjà bien chargé, chaque jour Kaeru pratique une heure la musique et l’utilisation de ses pouvoirs. Malgré les dégâts qu’il cause presque à chaque fois, les moines sont heureux de voir Kaeru progresser très vite. Dans un moment où il réussit à être complètement en phase avec lui-même, il réussit à sculpter des animaux dans les flammes, notamment des grenouilles, des salamandres et des cerfs ! 

Dans l’ensemble, Kaeru est bien plus content de sa nouvelle vie que de l’ancienne, mais il lui manque le plus important. Le monastère est immense, mais il est cerclé de hautes montagnes, c’est comme une prison dorée. En pleine adolescence, Kaeru supporte de moins en moins cette impression de se sentir prisonnier. L’aventure et l’exploration font partie de lui, il veut vivre une vie grisante, faite de surprises sans cesse renouvelées, jonchée de cités, de temples et d’artefacts millénaires à découvrir. De plus, son nouveau corps de salamandre a besoin de mouvement, de courir sur de grandes plaines, et pas uniquement de cultiver du vin et du riz ! Si sympathiques et instructifs que sont ses nouveaux hôtes, il sait qu’il devra leur fausser compagnie pour vivre une vie grisante et avoir des réponses à ses questions, un jour ou l’autre.

Alors qu’il se rapproche peu à peu de l’âge adulte, Kaeru grandit de jour en jour, il mesure plus de 50 cm de long ! Si ces anciens camarades grenouilles le voyaient à présent, ils bondiraient jusqu’à la lune ! Il maîtrise de plus en plus la musique et les flammes qu’il peut créer avec, mais il lui reste encore un long chemin à parcourir, par exemple, il lui arrive un peu trop fréquemment de lancer des cailloux sur ses professeurs par mégarde…

L’année de ses 18 ans, les récoltes sont très fructueuses. Ainsi, Kaeru travaille inlassablement tout l’été pour les vendanges et les récoltes. Principalement, il aide à cultiver du raisin pour que les moines élémentaires puissent produire leur vin de renom (il leur faut bien une source de revenus…), mais il laboure aussi des champs de riz, et cultive même parfois des fruits plus originaux, comme l’ananas ou la banane. Ses envies d’aventures deviennent plus fortes que jamais : même son corps, pourtant soumis à l’effort du matin au soir, reste en état d’excitation constant. Ses jambes font souvent des mouvements nerveux sporadiques, même parfois alors qu’il est allongé bien confortablement dans son lit. 

Rongé par ses obsessions, il finit par en parler à son “nouveau” père adoptif, Raiu Odayaka, et son principal mentor, Kochiri-sensei, une Tortue très sévère, mais ni l’un ni l’autre ne se montre compréhensif… Après un très désagréable dîner où il se fait disputer, qu’on lui assène plusieurs fois “Toi, partir maintenant ? Tu ne tiendrais pas une minute dans ces montagnes !” ou encore des “C’est comme ça que tu nous remercie de s’être occupés de toi tant d’années !?”, tout ce que Kaeru gagne, c’est une charge de travail doublée ! 

10 janvier 2024

Kaeru no Ongaku: partie 1

Jean-Trouvère, plus connu sous le nom de Trouvère, a annoncé sa venue, à la manière d’un troubadour. En l’occurrence, au moment où sa mère l’a mis au monde, il émit une sorte de note de musique ! Elle avait la volupté de la flûte de pan, la douceur de la cithare et la violence d’un tambourin.  Nul ne savait comment son corps pouvait produire un tel son, c’était un don unique, complètement inconnu des grenouilles. Ainsi, son nom de Trouvère est un hommage à ce don… que les jeunes grenouilles de son âge auront tôt fait de tourner en raillerie.

En plus de son nom qu’il n’a jamais pu assumer, qui lui donna les pires surnoms comme Vère la Trouille, sa peau était d’une teinte très différente des autres grenouilles, plutôt bleutée alors que les autres étaient vert vif. De plus, depuis qu’il était têtard, il a toujours été plus grand que ceux de son âge. Pire encore, sa tête avait une forme plus allongée et triangulaire que celle des autres grenouilles.

Très vite, les rumeurs se multiplient concernant l’identité de ses parents, Jean-Eudes et Marie-Gertrude, à tel point qu’il va finir par harceler ses parents pour savoir s’il a été adopté ou pas. Matin, midi, et soir, à chaque repas qu’ils partageaient, toujours les mêmes rengaines : « Dis Papa, pourquoi tout le monde me regarde mal ? » « Maman, pourquoi je suis tout bleu ? » « Pourquoi ils disent que je viens pas du marais ? » « Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? ». 

Après de longs mois de questions quotidiennes, Jean et Marie finirent par apprendre à Trouvère la vérité. Eux-mêmes ne pouvaient pas faire d'enfants, et comme ils en voulaient absolument un, ils ont saisi la première occasion. Un sorcier du nom de Madoushi Neko, félin de mauvaise augure qui soi-disant faisait des miracles, leur a vendu pour 100 nénuphars seulement (l’équivalent de 50 euros), un œuf venu des contrées lointaines. Il leur a promis qu’il s’agissait bien d’une grenouille, mais juste un peu plus pittoresque et étrange que celles de NénupharVille. Jean et Marie se doutaient que sa différence poserait problème, mais l’envie d’avoir un enfant était plus forte. Quelques années plus tard, le problème potentiel est déjà devenu réalité.

Jean et Marie, parents poules par excellence, couvaient littéralement leur fils adoptif. Ils faisaient bien en sorte qu’il ne manque de rien, peut-être même un peu trop… Trouvère devint vite pourri-gâté, habitué à tout avoir sans trimer, mais tous les jouets du monde ne sauraient parvenir à combler son obsession. Malgré son amour inconditionnel pour sa famille, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il venait d’ailleurs, que ses vrais parents lui étaient inconnus, qu’un jour il retrouverait sa terre d’origine et qu’il comprendrait pourquoi il était si différent. Sa différence s'accentue : de jour en jour, il devenait toujours plus grand que ses camarades.   

Comme tous sauf Jean et Marie le méprisent pour son apparence si étrange, il finit par rejeter tout le monde et s'enferme des heures durant dans la bibliothèque communale. Pas très grande, faite de bric et de broc, très sombre car illuminée d’un simple puits de lumière en son centre et de quelques bougies placées ci et là, elle était tout à fait parfaite pour Trouvère. Elle contenait des collections sur les civilisations anciennes, qui le passionnèrent très vite. Il découvrit ainsi des peuples tous plus mythiques, inaccessibles mais dont l’héritage est foisonnant de légendes, de langages et même de technologies, dont les bases ont servi, par exemple parmi tant d’autres, pour la construction des maisons des grenouilles sur les nénuphars. Il découvrit ainsi Mu, Oyashima, l’Atlantide, Tenochtitlan, les Olmèques, les Pastèques et les Incas… Les dieux et les mythes l’attirent puis l’obsède, et à la longue, commencent à remplacer l’obsession de connaître ses origines, pour lesquelles il ne trouve de toute façon aucune réponse. Il se voit déjà en train d’explorer des ruines antiques et de dévoiler des secrets des anciens.

Ses soirées en famille et ses longues heures à la bibliothèque mises à part, il continue à souffrir du rejet de la différence à l’école. En plus de son apparence atypique, son « talent musical » continue de se développer. À chaque fois qu’il éternue, qu’il pleure ou qu’il rit, son corps émet des notes à consonance étrange, que d’aucuns qualifieraient d’orientale, qui n’ont rien à voir avec les coassements de grenouilles. Ses jeunes tortionnaires vont s’en amuser et même finir par provoquer cette musique. De nombreuses fois, ils le surprennent au sortir des toilettes ou de la cantine pour le faire pousser, en plus d’un cri d’effroi, une note incongrue, irréelle, qui fait éclater de rire les malfaiteurs. Comme toute personne qui se fait embêter, Trouvère n’osera jamais rien dire à personne… Les mauvais coups continuèrent, mais au bout d’un certain temps, les jeunes se lassèrent et plus rien de fâcheux ne sembla arriver.

C’est un soir de mai, tout ce qu’il y a de plus banal. Cela fait plusieurs semaines que la bande de petits bandits avait mystérieusement laissé Trouvère tranquille. Ce dernier se croit tiré d’affaire, que nenni ! Après les cours, les tortionnaires se réunissent à cinq pour l’enfermer dans un cagibi, où ils le chatouillent pour le forcer à rire, à faire sa musique, à faire résonner dans le marais sa différence. Alors qu’ils le torturent, Trouvère sent une colère monter en lui, qu’il essaye d’intérioriser, mais à force de subir les chatouilles et les guilis, de se faire attaquer contre son gré sans rien pouvoir y faire. Dos au mur face à des grenouilles démoniaques, il se dit qu’il n’a plus rien à perdre, et il finit par laisser sa colère exploser.

En poussant un cri qui n’avait plus rien de batracien, ni même d’animal, ni même de terrien, un cri qui sonne comme un instrument qui n’a jamais existé, Trouvère s’embrase dans une immense flamme bleue. La chaleur s’en fait ressentir dans tout le marais, même sous l’eau ! La lumière est éclatante et transforme presque la nuit en jour, enfin plutôt en une étrange journée bleue d’une planète lointaine.  Au sein des braises bleues, on ne distingue plus rien du corps de Trouvère, qui semble complètement consumé par le feu. Les enfants qui l’attaquaient ont plongé à l’eau juste à temps pour se protéger, mais ils ont bien failli y laisser la vie.

Le feu bleu finit par mourir. Trouvère semble avoir disparu lui aussi, consumé par des flammes de toute beauté, qui l’ont arraché à la cruauté de ses ennemis mais à quel prix ? Heureusement, tel le phénix, il commence à renaître de ses cendres. En soit, il n’a subi qu’une sorte de petite mort, la fin d’une vie pour le début d’une autre, différente, mais avec comme dénominateur commun ses souvenirs, ses envies et ses obsessions. 

Des cendres naissent un corps assez différent de l’étrange grenouille bleue. Son abdomen est beaucoup plus allongé, il se poursuit en une queue longiligne qui semble prête à s’accrocher à n’importe quoi. Il mesure à présent quasiment 20 centimètres, contre moins de 10 auparavant ! Ses pattes sont beaucoup plus fortes qu’avant, elles restent minces mais n’ont rien à voir avec celles des grenouilles… à part leurs cuisses bien dodues, leurs autres muscles sont plutôt atrophiés. Lui, au lieu de sauter très vite d’un nénuphar à un autre, il pourra courir vite pour échapper à ses ennemis. Il conserve sa couleur bleu ciel, mais gagne des reflets violacés, qui lui confèrent un style un peu mystérieux mais classe. Autour de sa tête plus reptilienne, une petite collerette très claire et presque transparente lui donne un air un peu majestueux. 

Une apparence, si jolie puisse-t-elle être, ne peut pas être au goût de tout le monde. Tout le village finit vite par accourir sur les lieux de l’accident, mis en alerte par la flamme bleue pas discrète pour le moins du monde. Quand les grenouilles découvrent ce qui ressemble à présent plus à une salamandre, voire à un varan, ils le traitent de monstre, lui jettent des lotus à la figure, et l’accusent d’avoir tué Trouvère et d’avoir essayé de tuer les autres enfants. Alors que Trouvère est encore tout tremblant, abasourdi par ce qui vient d’arriver, qui ne comprend absolument pas ce qui vient de lui arriver, tout le village l’abhorre et le rejette. Même ses parents ne semblent pas le reconnaître, et en plus de l’incompréhension, il lit clairement une once de haine dans leurs yeux. Acculé, terrorisé et paniqué, Trouvère n’essaye même pas de dire qui il est, enfin qui il est, à l’assemblée. Paralysé, bloqué dans un mutisme profond, il ne voit d’autre solution que de se jeter à l’eau. 

10 janvier 2024

Kaeru no Ongaku: introduction

Bonjour tout le monde !!!

Voici, après de longues années d'inactivités, ma première histoire... Elle est d'un format différent de ce que je fais d'habitude, car elle raconte la vie d'un personnage que j'ai créé :  Kaeru no Ongaku. Une vie assez complexe !!

kaeruNoOngaku

Cet artwork de Kaeru a été dessiné par la talentueuse Kyälebi ! Allez voir ce qu'elle fait sur https://urlz.fr/jKmR !!


 

L’histoire de Kaeru commence dans un marécage pas très glorieux, dénommé NénupharVille, rempli de créatures pittoresques : des grenouilles pas très futées, mais qui ont quand même réussi, allez savoir comment, à construire des maisons sur des nénuphars ! Son nom, comme sa destinée, étaient loin d’être écrits dès la naissance…

 

Ci-après, je vais poster les différentes parties de la vie de Kaeru !

 

8 janvier 2024

Retour du blog !

Hello tout le monde, konnichiwa!!

 

Pas mal de choses ont changé dans ma vie depuis la dernière fois que j'ai posté quoi que ce soit sur ce blog, mais je continue de maintenir un rapport particulier avec l'écriture, ça reste une part majeure de ma vie : en effet, c'est l'écriture qui me réconforte lors des moments difficiles et c'est aussi elle qui me permet de conserver la mémoire d'événements forts de ma vie.

Depuis mai 2023, je réside à Nara, au Japon, où je travaille. Ici, je fais du vélo presque tous les jours, par conséquent je découvre des endroits magiques et inattendus, je me sens parfois comme plongé dans un récit d'aventures. De plus, j'ai ici vécu des moments incroyables et très forts. C'est pourquoi j'ai choisi de raconter certains d'entres eux sur ce blog.

En plus de refaire une beauté sur ce blog, j'ai l'intention de le faire doucement renaître, en postant de temps à autres des moments incroyables de ma vie Japonaise ! Mais pas seulement : j'ai aussi inventé quelques récits, donc j'en posterai aussi, mais plus rarement.

Autre mise à jour : un jour ou l'autre, je reprendrai La Pierre des Âmes en faisant une passe globale sur toute l'histoire, et en le soumettant de nouveau à des maisons d'éditions, mais pour l'instant ce projet est en pause... Cependant, je continue d'écrire, vous le verrez très vite ! De plus, ce projet de livre me tient toujours à coeur, j'ai reçu récemment de nouveaux conseils de la part de ma soeur :3, par conséquent je sais d'emblée quoi faire quand je m'y remettrai !

 

1 mai 2020

Projet Janus (partie 2)

Suite et fin de cette courte nouvelle. N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez en commentaire !

 

Comme je n'ai nul endroit où aller, je retourne dans le « Washington National Department of Sciences ». Dans ma situation, beaucoup forceraient l'entrée d'un bar et se soûleraient jusqu'à plus soif, d'autres prendraient la voiture pour aller s'éclater à leur parc d'attraction préféré... Bref, ils feraient n'importe quoi pour oublier.

La nuit commence déjà à tomber. Les chants des oiseaux sont peu à peu remplacés par les miaulements de chats qui se battent et les cris stridents des chauves-souris. Je me hâte de regagner mon bâtiment. Ce centre où j'ai vu le jour une seconde fois, si laid qu'il puisse être, sera mon nouveau chez moi. Mais pas seulement. Ici, se trouve la clé. Alors que n'importe qui, à ma place, souhaiterait oublier, moi je ne vis que pour me rappeler...

 

Me rappeler pourquoi je suis certainement le dernier homme sur Terre.

 

Au rez-de-chaussée, de grands dortoirs s'alignent de part et d'autre d'une espèce de cantine. Je m'allonge dans un des nombreux lits tous simples, des superposés aux rambardes en plastique, ferme les yeux... Paf ! Une image horrible... S'ensuit une deuxième... Des hommes qui explosent, qui s'entre-tuent, qui se mangent les uns les autres... Rien à faire, je ne peux pas dormir.

Je sors en toute hâte du lit et monte accomplir ma besogne avant de devenir fou. Cette absence de son... Dans la première salle, un ordi ronronne tranquillement, toujours en veille. Une petite secousse sur la souri suffit à le remettre en marche. Je cherche dans les dossiers et avant toute chose, je mets de la musique. Je tourne les hauts-parleurs à fond, ferme les yeux... et revis ! Je pleure de joie !

Une fois que la première chanson, magnifique, émouvante et tout ce qu'on veut, terminée, une tristesse plus amère qu'un litre de la mère morte me transperce. Oui, je suis seul. Seul au monde. Mais pour quelle raison, fiente de pigeon ?

Je me mets méthodiquement à la recherche de tout, document écrit, image ou vidéo, qui puisse me mettre sur la piste. J'allume un ordi... rien d'intéressant. J'essaye celui d'à côté. Idem... Et ainsi de suite... Et voilà que je me cogne le pied dans une table basse vraiment mal disposée ! Et que je commence à m'énerver, à crier, à balancer des dossiers sur le sol, à renverser les tables !

J'ai mal partout. Tout haletant, j'admire mon œuvre. La pièce est dévastée. Des dossiers vomissent leur contenu partout sur le sol. Ils se mêlent aux stylos, à des morceaux de verres et de mugs de café que je n'avais même pas vus. Je me tape la main sur le front et soupire un long moment. Si je veux trouver quelque chose, il va falloir que je change de pièce...

Tandis que, par simple curiosité, je regarde l'heure sur un des ordis que je n'ai pas mis en pièce. 4H37. Bientôt la fin de la nuit, déjà. Je remarque alors un détail, auquel, pressé que j'étais d'ouvrir tous les fichiers, je n'avais pas remarqué tout à l'heure. Derrière le très classique fond d'écran d'entreprise, simple, bleuté et nous rappelant en très gros que nous sommes bien au « Washington National Department of Sciences », je distingue les contours d'une tête à deux visages, dos-à-dos, montrés de profils. Janus, le dieu à deux visages. Lorsque je passe la souris dessus, Janus clignote comme une alarme. L'écran change. En plein milieu, une fenêtre s'ouvre sur une phrase très... inquiétante.

 

« Si tu ouvres ce lien, tu vas le regretter. »

 

Le lien en question, http://www.comment_j'ai_ravage_l'humanite.us , m'attire irrésistiblement. Si je ne découvre pas dans les prochaines minutes le désastre qui a mis fin à toute l'espèce humaine, ça, je le regretterai, et jusqu'à la fin de mes jours !

La vidéo démarre au quart de tour. « Je m'appelle Johnny London. Tu as cliqué sur ce lien, comme je le pensais, mais je te le répète encore : si tu ne veux pas faire des cauchemars jusqu'à la fin de tes jours, ferme cette fenêtre immédiatement ! »

Des bribes de souvenirs refont surface. L'homme, sur cette vidéo, ce Johnny London, c'est moi !

L'homme que j'étais alors époussette sa blouse blanche soigneusement taillée. Il se recoiffe et parle. Ses yeux, qui bougent dans tout les sens comme des mouches surexcitées, me terrifient.

« L'initiative Janus avait découvert l'existence – je vais employer un terme compliqué, que toi amnésique tu ne pourras guère comprendre – des champs morphiques. En gros, un lien invisible, plus puissant encore qu'un lien psychique, qui relie tous les individus d'une même comme s'ils n'étaient qu'un. C'est comme l'expérience des deux atomes jumeaux qui même très loin changent d'état exactement en même temps. »

Amnésique, oui, j'ai bien du mal à comprendre ce que l'homme de la vidéo dit, mais quelque chose en moi, se réveille. À mesure que la vidéo avance, je crains de plus en plus d'en voir la fin !

« Et la nation américaine décida d'investir là-dedans. Dans les champs morphiques. Ils voulaient s'en servir comme d'une arme. Pour exterminer les espèces nuisibles quand ça leur chantait, par exemple. C'est simple, avec une telle technologie, si vous tuez un chat, toutes ces satanées bestioles vont mourir en même temps ! »

Je commence à comprendre... et ça me terrorise !

« Mais toi – ou moi, comme tu préfères – tu faisais partie d'un groupe, d'une secte, à l'encontre de cette idée dévastatrice. Tu voulais que la planète ne soit pas détruite par notre espèce viciée depuis des siècles. Alors tu as agi. En secret, tu as conçu une capsule de clonage et tu as réussi, au prix de maintes années de labeur, après l'éradication des rats, des loups, des moutons gris et des moustiques tigres, à télécharger ta conscience dans un corps créé artificiellement... à part quelques petits problèmes de mémoire, c'est un franc succès ! Un corps qui, pas humain de nature, ne subirait pas l'effet du champ morphique. Grâce à ton irritabilité légendaire, tu as déclenché une bagarre dans la salle de contrôle, et tu en as profité pour appuyer sur le bouton fatidique. Tu as désintégré un homme. Tous les autres ont suivi. Maintenant, en tant que clone, certes, tu es le dernier représentant de l'espèce humaine. Surtout, ne te morfonds pas ! Redore le blason de l'humanité ! »

J'éteins l'écran avant même que la vidéo ne se termine. Je ferme les yeux et essaye de réfléchir. Toutes mes pensées tournent en rond. Ce gars, Johnny London, était un fou-à-lier... qui a détruit la Terre. Ce gars, c'était moi.

 

Parfois, il vaut mieux rester dans l'ignorance.

1 mai 2020

Projet Janus (partie 1)

Cela fait un petit moment que je n'ai rien posté sur ce blog... il faut croire que le temps (enfin plutôt l'inspiration et la motivation) m'ont manqué.

Voici une nouvelle que j'ai adoré écrire,  il y a quelques mois de cela, bien avant le coronavirus et tous les problèmes qu'il a engendré...

 

Je ne souviens plus de rien. Mon passé, mon présent, mon futur... un brouillard impénétrable. Après m'être extirpé d'une étroite capsule de métal, je découvre des lieux très hostiles. Murs de béton nu, sol au carrelage blanc impeccable, néons au plafond constituent une première pièce. Une pièce remplie de machines plus étranges les unes que les autres, parées de boutons multicolores et d'écrans de toutes les tailles et de toutes les formes. Sur chacun d'eux, il est écrit : « Janus ». Ça sonne bien. À partir de maintenant, Janus sera mon nom.

À gauche d'une grande armoire de bois, seul meuble digne de ce nom de la pièce, une fenêtre occultée par un épais volet roulant. J'appuie sur une télécommande posée sur une petite table très encombrée, le volet s'ouvre avec grand bruit. La lumière du soleil se déverse à l'intérieur en me percutant la rétine de plein fouet. Mes yeux s'habituent lentement à une importante luminosité et là, ça y est, je peux regarder le monde extérieur.

Le temps semble s'être arrêté. Des voitures attendent en plein milieu de la route sans qu'il n'y ait d'embouteillage. Dans la rue – ou plutôt l'avenue – quelques portes s'ouvrent et se ferment au rythme du vent. Sur les trottoirs, des chiens abandonnés hurlent tous ensemble, assis juste à côté de sacs à mains tout aussi abandonnés qu'eux.

Me vient alors une intuition terrible, vous savez ces intuitions à donner des sueurs froides et faire trembler un viking de la tête aux pieds. Je regarde sur toutes les tables, sur tous les murs, n'hésite pas à retourner des tiroirs et pousser des étagères. Bon sang, mais où sont-ils ? Après avoir retourné toute la pièce je me rappelle exactement ce que je recherche... et je tombe dessus, presque par hasard !

Un téléphone ! Pas un portable, même si je retrouvais le mien je ne me souviens absolument plus de mon propre code ! Non, un téléphone de sécurité, bien rouge pour qu'on le voie de loin, en ligne directe avec... les secours, je crois. J'appelle... enfin je compose le numéro inscrit sur un pense-bête heureusement laissé là. La tonalité retentit... Une fois... Deux fois...... Trois fois....... Quatre....... Et là, qu'entends-je ? Une voix !

– Bonjour, vous êtes bien à la Maison Blanche, le service est temporairement indisponible... Ne raccrochez pas, nous traiterons bientôt votre demande...

Cette « maison blanche » dont je n'ai pas le moindre souvenir me passe complètement par-dessus la tête. Je raccroche rageusement. Une voix mécanique. Un répondeur automatique. Mes intuitions commencent à se confirmer...

Je sors de la pièce. Un long couloir, tout aussi froid que la première pièce, donne accès à de nombreuses salles. J'entre dans chacune d'elle, à la recherche d'un objet très particulier. Très vite, je trouve ce qu'il faut : une télécommande. Je sursaute. Juste derrière moi, un écran large comme deux fenêtres de ce bâtiment pourri vient de s'allumer. En zappant sur les chaînes, je rencontre films, jeux TV, rediff de matchs... Aucun direct, aucun live. Sur les chaînes d'info en continu, c'est la cata. Des vidéos qui repassent en boucle, des pages de pub qui n'en finissent jamais, et surtout... les sièges des présentateurs, vides.

Un accès de folie me prend. Si ma mémoire flanche, je suis sûr d'une chose : jamais au grand jamais, j'ai vécu pire !

Je descends les multiples escaliers quatre à quatre, j'arrive dans la rue et – me joignant aux chiens – je hurle à la mort.

Personne ne m’assommera pour me faire taire. Personne n'ira porter plainte pour tapage diurne. Et même, personne ne sortira de chez lui juste pour me demander poliment d'aller me faire voir. Personne... parce que je suis SEUL !

1 décembre 2017

Parution recueil de nouvelles

22366309_1684904111551740_7642155570329942879_nCouverture par Séléné Crobard (http://selenec.canalblog.com/)

Aujourd'hui grande nouvelle !

Le recueil Éclats de Vies sera disponible le 10 décembre sur le site Lulu.fr ! C'est un recueil qui réunit 15 jeunes écrivains de toute la France aux plumes très différentes.

En attendant de pouvoir vous procurer votre propre exemplaire, je vous propose la nouvelle que j'y ai écrite en extrait :

 

Déluge, 2017 après Jésus-Christ

Par Julien Ducrocq

 

— Chéri, tu as vu cette eau, elle est si bleue ! Allons nous baigner !

— Tu ne veux pas attendre la semaine prochaine qu’on parte à la mer ? Paris-plage, franchement, c’est pas le pied !

Éveline me regarde tendrement. Il n’en faut pas plus pour me faire flancher. Nous installons nos serviettes le long de la Seine, et nous nous enduisons l’un l’autre le dos de crème solaire. Ma copine se retourne un instant, fixant avec inquiétude de gros nuages noirs qui s’accumulent à l’horizon.

— Adam, on ferait peut-être mieux de...

Le souffle coupé, la plus merveilleuse créature que j’aie jamais connue louche sur la bague sertie d’or que je présente juste devant son nez.

— Éveline, veux-tu vivre avec moi jusqu’à la fin de tes jours ? Es-tu prête à devenir ma femme ?

D’un geste très rapide, elle passe sa main derrière ma nuque et tire ma tête vers la sienne. Nous partageons un baiser langoureux, empli de promesses d’amour. Sa langue experte et ses mouvements passionnés valent plus que mille mots. Dès que possible, nous irons voir un prêtre et tout planifier. À Notre-Dame, ce sera une cérémonie grandiose, comme dans les contes de fées. Ensuite, on fera un authentique banquet dans le restaurant le plus huppé de Paris, avec une cinquantaine de convives, deux entrées et trois plats de résistance. La soirée se terminera tard dans la nuit, nous danserons jusqu’à ce que nos jambes ne tiennent plus debout.

Un coup de tonnerre arrête net mon tourbillon de pensées. Péniblement, nous décollons nos bouches l’une de l’autre et regardons dans la direction du bruit. Des nuées noires crachent des éclairs en pagaille dans un roulement assourdissant. Le soleil abandonne le ciel qui s’assombrit dangereusement.

Nous plions bagage en toute hâte tandis que le ciel se voile d’un gris uniforme. Nous sommes trop lents. Des trombes d’eau s’abattent sur nous, ravageant nos serviettes et nos vêtements. Des rafales de vent sèment la panique. C’est la débandade. Tout le monde prend ses jambes à son cou sans même ramasser ses affaires et court dans toutes les directions.

Je serre la femme de ma vie entre mes bras, décidé à ne jamais la lâcher, quoi qu’il arrive. Je ne vois plus rien, je n’entends plus rien. Il faut qu’on s’abrite à tout prix, sinon on attrapera une pneumonie ou pire encore. Tous les sentiers deviennent boueux, toutes les rues deviennent incertaines. La pluie empire. Je ne sais plus où je suis. Je ne suis plus qu’un bout de viande qui court pour ne pas mourir.

Un choc très puissant me propulse vers l’avant. Dans ma surprise, je lâche ma compagne. Des phares de voiture m’éblouissent, des coups de klaxon retentissent. Je viens de percuter une auto. J’ai terriblement mal, mais cela n’a plus d’importance.

— ÉVELINE !

 

Je me réveille en hurlant. Pierre, mon meilleur ami, me fixe avec son regard de merlan frit.

— Encore le même rêve ? s'inquiète-t-il.

— L'eau s'est remise à tomber du ciel. C’est à cause d’elle que je l’ai refait.

La pluie a engendré de lourds traumatismes dans le cœur de tous. Son simple nom est devenu tabou, pronoms sujets, périphrases et métaphores les plus biscornues le remplacent désormais. Du matin au soir, jour après jour, ce fléau nous a frappés sans trêve ni relâche. Depuis bientôt deux mois, il ne s’est pas écoulé une journée sans qu’une goutte d’eau ne tombe du ciel. Nous avons tous perdu un être cher lors du déluge. Pierre, son frère, et Rémy, son propre fils. Mais eux, ils les ont vus mourir, ils ne peuvent plus rien faire pour eux. Pour moi, c’est complètement différent.

Après cette fameuse sortie à Paris-plage, je n’ai jamais su ce que ma copine est devenue. Je suis certain qu’elle a trouvé un refuge, qu’elle m’attend, quelque part, prête à recevoir la bague que je n’ai même pas pu lui donner. Cette bague en or, je la porte constamment autour de mon cou, et je la regarde à chaque fois que je perds espoir.

Je m’extirpe de la cabine étriquée et monte l’échelle. Sur le pont de notre bateau, les mains en porte-voix, indifférent aux gouttes d’eau qui me lacèrent le visage, je hurle son prénom. Je parcourrai toutes les rues de cette satanée cité. Je me casserai la voix à force de crier. Mais un jour, je retrouverai Éveline.

 

Le soleil finit par pointer le bout de son nez. Chose rare en ce moment, les nuages tirent leur révérence et nous laissent apprécier la mer de Paris. Des rues inondées où flottent des dizaines de bouteilles en plastique, des monuments recouverts de boue, des rats qui prolifèrent, tel est le nouveau visage de la Ville Lumière. Bosser, prendre le métro, faire ses courses, se balader au parc, tout ceci est devenu impossible. La plupart des maisons sont pourries jusqu’à la moelle, plus personne ne peut décemment les habiter. Pourtant, sur notre passage, des pauvres gens tapent aux fenêtres. Quelqu’un, édenté, encore plus misérable que les autres, nous balance des choses pas très nettes à la figure.

— Accélère ! Tu sais bien qu’on ne peut pas les prendre, de toute façon !

Fidèle à son poste, Rémy met le turbo et fait bondir l'embarcation en avant. Comme le dit si bien Pierre, nous ne sommes pas une « assoc’ humanitaire ». Notre petit bateau à moteur, avec sa cabine bourrée de matelas et une salle des moteurs, est juste assez large pour nous trois. On peut prendre une ou deux personnes en plus, à tout casser, mais absolument pas tous les sinistrés.

— C’est pas très sympa quand même, proteste le pilote, éternel adolescent avec ses cheveux en broussailles et ses lunettes rondes. Sans moi, vous seriez en train de croupir chez vous exactement comme eux !

Je me rappelle très bien la scène. Tout seul dans ma maison inondée, sans chauffage ni électricité, je broyais du noir. J’étais prêt à monter mes affaires sur le toit, convaincu qu’un jour la police ou l’armée enverrait un hélicoptère pour venir me chercher. Une vive lumière jaillit soudain de par ma fenêtre. Deux hurluberlus me faisaient signe. J’ouvris les battants et reconnus la voix de mes deux meilleurs amis. Une fois de plus, ils allaient me sortir de la galère.

— Quelle horreur ! Un tel monument, finir comme ça !

Pierre, un barbu grand et mince toujours sur le qui-vive, montre du doigt les décombres de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Celle-là même où Éveline et moi devions nous marier. Cette façade noircie par la vase, écroulée ci et là, ces tours qui ont perdu toute leur majesté, cette puanteur et cette laideur, voilà ce qu’est devenu ce joyau de l’humanité.

Cette mer de cauchemar a tant englouti. Tous les dimanches, Éveline et moi faisions le tour des parcs à vélo, et tous les jeudis, nous assistions ensemble à une pièce de théâtre. Tous ces moments de bonheur... Je n’ai pas le droit de les laisser sombrer dans l’oubli !

Je serre la bague à m’en faire saigner la main. Mon meilleur pote me donne une tape sur l’épaule.

— Regarde. Tu vois là-bas, cette lumière ? C’est la Tour Eiffel, le phare de cette nouvelle mer. Tant que son faisceau tournera, je t’interdirai d’abandonner.

 

Pour la première fois, le temps s’est maintenu au beau fixe toute la journée. J’admire le ciel en rêvassant. J’avais oublié à quel point c’était beau, un coucher de soleil sans nuages, avec toutes ses couleurs changeantes.

Nous nous arrimons à la butte de Montmartre, l’un des seuls lieux de Paris encore à sec. Tous les fous comme nous se sont rassemblés ici, indifférents au désespoir, à la maladie et à la mort. Autour d’un feu de camp, juste devant la basilique du Sacré-Cœur, une trentaine d’hommes et de femmes de toutes sortes discutent joyeusement en dévorant des marshmallows.

À peine sommes-nous assis que Bob, notre enquêteur invétéré, qui réussit toujours à suivre l’actu mondiale même si toute la ville est en black-out, nous saute dessus.

— Londres est tombée ! Londres est tombée, je vous dis ! Bientôt, c’est toute cette foutue planète qui sera sous la flotte !

Après sa révélation, il s’enfile un verre de vin du tout dernier tonneau de la ville et pleurniche et se mouche à souhait. Sacré Bob ! Néanmoins, s’il a raison, nous avons vraiment de quoi nous inquiéter...

Une vieille femme nous fait passer la bouteille de rouge et des gobelets en plastique. Nous trinquons tous ensemble et buvons à la survie de l’humanité. Le goût de ce breuvage me paraît excellent, rien à voir avec cette eau mal décongelée que l'on s'inflige depuis des semaines !

Charles, un vieillard bienveillant, autoproclamé chef des survivants de Montmartre, s’éclaircit la voix et fait une annonce.

— Pour continuer sur une note plus joyeuse, sachez que Boris, notre meilleur marin, a enfin repéré un paquebot digne de ce nom. Si mes calculs sont exacts, d’ici une semaine grand max nous pourrons embarquer pour les Alpes !

J’avais complètement oublié. Ces fous ont un projet et ils comptent absolument le réaliser. Grâce à leur hauteur qui fait office de barrière naturelle, les Alpes n’ont pas vraiment été touchées par les tempêtes et les inondations qui sévissent depuis trois mois. D’après les infos de Bob, seules de rares avalanches ont été enregistrées. Charles a donc eu la brillante idée de rassembler le plus de monde sur un immense paquebot et de faire voile vers cette nouvelle terre promise !

— Si je puis me permettre, Monsieur, n’est-il pas encore trop tôt pour partir si loin en bateau ? C’est autre chose que de traverser Paris en canoë, tout de même !

Toute l'assemblée explose de rire. Les gens sont sur les nerfs, ils ont besoin de se défouler. Vexé, je croise les bras et fais la moue. Le chef lève la main et tout le monde se tait, comme par magie.

— N’aie crainte, Adam, ça fait plusieurs mois qu’on se prépare ! Nous avons amassé le maximum de nourriture encore comestible, emmagasiné des barils d’eau, des caisses de vêtements pour tous les temps... Nous sommes prêts, Adam. Si je pouvais quitter ce coin demain, je le ferais sans hésiter.

Ulcéré, pris de court par les événements, dégoûté par ce dirigeant qui n’en fait qu’à sa tête, je déverse ma colère.

— Sauf votre respect, Monsieur, je vous trouve égoïste. Certains d’entre nous ont perdu un proche et font tout ce qui est en leur pouvoir pour le retrouver. Depuis trois mois, je cherche ma femme d'arrache-pied, et je ne m'arrêterai pas avant d'avoir fouillé tout Paris ! Je l’aime du plus profond de mes entrailles ! Évidemment, je souhaite partir avec vous. Vous avez raison, les Alpes sont notre seule chance de salut, mais laissez-moi un peu de temps ! Je dois retrouver Éveline !

Plus personne n’ose rire, maintenant. Le visage de Charles s’est complètement fermé. Mes amis tremblent comme des feuilles sous le vent.

— J’ai prévu d’aller chercher chaque homme, chaque femme et chaque enfant qui croupissent dans les immeubles, sauf ceux qui portent des maladies hautement contagieuses. Oui, nous avons assez de nourriture pour eux, mais si nous partons trop tard cette nourriture pourrira et nous n’aurons plus rien pour personne. Nous n’avons pas le choix, Adam. La semaine prochaine, nous prendrons le large, et tous ceux qui ne monteront pas, nous les laisserons derrière nous. Si nous voulons que les Parisiens survivent et qu’à terme toute l’humanité se remette des horreurs qu’elle vient de subir, nous devons agir au plus vite. Désolé, Adam.

Je m’éloigne de tous ces gens qui ont perdu tout semblant de compassion. Comment imaginent-ils reconstruire l'espèce humaine en nous séparant, nous, les nouveaux Adam et Ève ?

Devant la nouvelle mer, j’arrache rageusement le collier autour de mon cou. Je regarde l’anneau en or que je comptais offrir à Éveline. Au centre, un saphir d’un bleu magnifique, bleu qui a toujours été sa couleur.

— Éveline, jamais je ne cesserai de t'aimer.

 

17 août 2017

Garshéa - partie 2

Je le répète pour la troisième fois, cria Martin Goethel, le meilleur ami de John. Comment as-tu pu croire un instant que de telles absurdités existent ? Sacrebleu, tu es vraiment bouché, ma parole !

John sourit. Son ami aimait employer des jurons dont l'origine se perdait à l'aube des temps, c'est certainement ce qu'il adorait le plus chez lui. Il se sentit coupable de s'être perdu dans ses pensées et de ne rien avoir écouté.

– Je suis sûr que c'est un mauvais réglage de la machine... Cet après-midi, je vais au boulot et je vais réussir ! N'en déplaise le président Mouse lui-même !

– À part le nom, le chef de la NASA n'a rien d'une souris. Retournes-y et là, il t'enfermera à vie dans cet hôpital, parbleu !

John avait envie de rester au café avec son ami, de boire de la liqueur de violette jusqu'à plus soif, mais sa détermination était plus forte. Il retournerait à son bureau bien que le président l'ai suspendu pour trois semaines, et accomplirait sa destinée. Oui, lui, John Smith, deviendrait le premier terrien à visiter un univers parallèle !

Il congédia le pauvre Martin et prit le taxi jusqu'aux nouveaux locaux de la NASA, un globe terrestre suspendu au milieu du désert américain, où le ciel était dégagé 365 jours par an. Les chercheurs résidaient dans des tours très hautes à quelques mètres seulement du complexe et pouvaient ainsi rester des semaines plongés dans leur travail. John adorait cela, sa femme et sa fille de six ans beaucoup moins.

Il passa tous les tests anti-terrorisme possibles et imaginables et pénétra enfin dans le hall. Un espace où d'imposants hologrammes reproduisaient les planètes du système solaire. Il salua chacun de ses éminents collègues, mais aucun d'eux ne lui adressa un mot. Inquiet, il rejoignit quand même son bureau et qu'elle ne fut sa surprise d'y trouver le président Mouse, assis confortablement sur le siège de John.

– Smith ! Je me doutais bien que vous tenteriez de revenir parmi nous. Je devrais me montrer plus clair, alors. Vous ne revenez pas avant trois semaines, où je vous inscrit à l'hôpital psychiatrique !

– Mais monsieur...

– Il n'y a pas de mais ! Partez maintenant où vous aurez affaire à moi ! – les yeux exorbités, le président au visage émacié paraissait effrayant. Il reprit un ton plus bas : Ne vous inquiétez pas, vous aurez votre salaire comme convenu, malgré vos échecs vous êtes un très bon élément et je ne tiens pas à vous voir travailler ailleurs. Ce sera tout pour aujourd'hui, John Smith. Vous savez où est la sortie.



Désœuvré, découragé, déprimé, John Smith ruminait de très sombres pensées. Il arpentait le désert du Nevada en buvant régulièrement dans sa gourde, le seul geste qui le raccrochait à la réalité. Son esprit voguait sur les rivages infinis, s'égarait dans tous les univers qu'il aurait voulu explorer. Il avait déjà pensé, une fois, aux risques qu'impliquaient l'ouverture d'une porte vers des mondes inconnus, mais il était persuadé que les bénéfices d'une telle découverte en valait la peine. Il se rappelait les longues heures qu'il avait passées dans le bureau de Mouse, déterminé à avoir son accord pour cette expérience très peu conventionnelle. Comme Smith avait largement contribué à la construction du tout premier vaisseau spatial, il avait fini par accepter. Il eut une pensée émue pour sa femme, Dolores, qui avait toujours cru en lui. Que dirait-elle, en découvrant que son mari, cet homme très sûr de lui, avait échoué à réaliser son rêve le plus fou ?

Fatigué, il appela un taxi pour se rendre chez lui et la retrouver. Il devait assumer son échec, sinon il n'avancerait jamais. L'année prochaine, il se portera volontaire pour le premier voyage interplanétaire. Avec sa famille, il colonisera une nouvelle planète, faute d'un nouvel univers !

Nom de Dieu, regarde le ciel ! Si son ami était à ses côtés, il le hurlerait dans les oreilles de John Smith. D'ordinaire, la voix lactée forme une magnifique bande blanche qui illumine la voûte céleste. Là où il se trouvait, cette bande était rouge et se nommait Garshéa, un mot dont l'origine se perdait à l'aube des temps. Sans s'en rendre compte, l'éternel enfant avait accompli son plus grand rêve. Depuis sa fameuse expérience, John Smith foulait les étendues d'un autre univers.

17 août 2017

Garshéa - partie 1

John Smith avait travaillé des années et des années sur cette machine. Elle ressemblait à un ordinateur des années cinquante, mais qui fonctionnait avec les meilleurs processeurs du XXIIème siècle. Il utilisait un générateur quantique toute dernière génération dans un but inédit. La première fois qu'il en avait parlé à ses collègues de la NASA, tous lui avaient rit au nez. Et pourtant, il avait insisté, convaincu son patron qu'il réussirait, et il avait gagné.

Les techniciens qui venaient de terminer les vérifications d'usage évacuèrent les lieux. Malgré son aspect imposant, l'appareil n'émettait aucune radiation dangereuse. John Smith allait faire son essai dans une pièce blindée muni d'une combinaison qui, en théorie, le protégerait d'une explosion. Le scientifique avait du mal à respirer. Bientôt, il prouverait au monde qu'il avait raison. Les univers parallèles existent et nous sont accessibles !

La voix du responsable des essais donna son feu vert à travers un haut-parleur minuscule. John Smith baisse les leviers de sécurité les uns après les autres et appuya sur le gros bouton bleu d'allumage. Le générateur quantique s'alluma dans sa lumière et son vacarme caractéristiques. L'homme ouvrit l'énorme armoire et admira son cœur étoilé tourner avec la grâce d'un patineur artistique. Il en émanait une lueur inquiétante, comme si les composants eux-mêmes étaient en train de fondre. Dans un cri assourdissant, cette lumière envahit la salle et fit disparaître tout le reste. John Smith ferma les yeux, mit ses mains devant la visière de son casque, espérant qu'il pourrait les rouvrir un jour.

Une alarme retentit. La porte s'ouvrit dans un fracas retentissant. Des cris se firent échos, des hommes affolés venaient de pénétrer dans la salle, ils se bousculaient et s'écrasaient les pieds. John eut la nausée et tomba dans les pommes.

L'enfant nageait dans un univers infini. Il voguait parmi les étoiles, faisait des longueurs de brasse d'Andromède à Cassiopée. Il entendait des chants de Noël qui lui rappelaient d'excellents souvenirs, à partager des repas interminables avec sa famille au coin du feu. À présent, alors qu'il traversait une nébuleuse étrangement rouge, lui, l'enfant qui avait voulu changer d'univers, se sentait terriblement seul.

Notre explorateur se réveilla à l'hôpital, sur un matelas hi-tech qui s'adaptait en un instant aux formes de celui qui s'allongeait dessus. Dans un lit comme ça, aucune chance d'avoir une insomnie ! John avait la tête complètement vide. Il regardait timidement la belle infirmière qui lui déposait un plateau repas.

– Essayez de bouger les orteils, demanda cette dernière. J'ai l'impression qu'on vous a injecté un peu trop d'analgésique...

Il ne comprenait rien au jargon médical, mais il n'arrivait pas à bouger ses fichus orteils. Il se sentait mou et très fragile, comme si la moindre pression allait le briser.

– J'ai... faim, parvint-il à dire malgré sa mâchoire terriblement engourdie.

L'infirmière lui sourit. Elle prépara une cuillère, la planta dans une assiette purée et la transporta jusqu'à la bouche de son patient. C'était l'instant le plus ridicule de toute sa vie. Pour l'heure, comme il ne se souvenait de rien, il accepta docilement et se nourrit comme il le put. On dut même lui mettre un bavoir !

 

Dans sa chambre d'hôpital, constamment éclairée d'une lumière artificielle, sans aucune fenêtre, il avait perdu toute notion du temps. En tous cas, une barbe grise poussait déjà sur son menton. Lorsque son infirmière vint lui annoncer que le président de la NASA lui-même allait passer le voir, il ne put la croire. Et pourtant, quelques instants plus tard, un homme en costume auto-réajustable très chic, qui changeait de couleur selon la luminosité et de forme selon la corpulence de son propriétaire, entra dans la chambre. Il regardait John Smith d'un air dépité, plus mal qu'il regarderait la plus sale de ses chaussettes.

– Je n'ai pas voulu croire Sharon quand elle m'a dit... que vous aviez eu tort. L'appareil s'est allumé, a fait son spectacle son et lumière, et s'est éteint. Et vous, vous êtes toujours là avec vos yeux de merlans frits et votre bouche constamment ouverte !

Le scientifique déchu se fit violence pour fermer la bouche, mais il n'y comprenait rien. Que lui voudrait le président de la NASA ?

– Qu'est-ce qui vous arrive ? Ça vous a rendu fou, d'échouer ? De savoir que notre univers est unique ?

John Smith tiqua sur le mot « univers ». Ragaillardi, il bondit de son lit, renversant le président au passage, et courut dans tous les sens. L'infirmière prit une porte en pleine tête, laquelle porte fit valdinguer le plateau repas qu'elle transportait. Elle cria aux autres d'arrêter ce fou furieux, mais nul n'était assez rapide pour arrêter cette tornade qui dévastait les couloirs.

Lorsqu'il sortit enfin de l'hôpital, John « la tornade » se calma un peu et s'empressa de regarder le ciel. Bleu, comme d'habitude, donc la même composition que sa planète à lui. Des nuages blancs le traversaient paresseusement, voilant parfois un magnifique soleil de fin d'été. Jetant un coup d’œil à l'hôpital, il se mêla aux passants et explora le quartier. Il reconnaissait cette banlieue de Los Angeles où avait été fondé le plus grand centre médical de tous les États-Unis. Tout autour des rues piétonnes, des routes anti-gravité montaient et descendaient comme des montagnes russes. Il prit le temps d'humer l'air et constata avec dépit qu'il était toujours aussi moite et pollué.

Lui qui pensait se trouver sur une jumelle de la Terre où, en maints points de l'histoire les hommes avaient fait des choix différents, il se trouvait terriblement déçu. Où était ce monde de dinosaures qu'il rêvait tant de rencontrer ? Et ces tipis géants des indiens qui auraient dominés le monde, pourquoi ne remplaçaient-ils pas ces tours d'acier et de verre ?

John Smith était terrifié à l'idée d'avoir échoué, mais il devait en avoir le cœur net. Il s'équipa de son nanophone qui ne quittait jamais sa poche de pantalon – il avait eu de la chance que personne ne lui prenne à l'hôpital – et l'alluma. Il se connecta très vite à internet et s'amusa à rechercher tout et n'importe quoi. Il lisait un exposé sur les guerres des trois cents dernières années lorsqu'il reçut un appel.

– Allô chéri ! La NASA m'a appelé. Ils disent des choses incroyables ! Tu as fait des expériences qui t'ont envoyé à l'hôpital ? Ils disent que c'est secret défense, mais j'ai hâte que tu rentres et que tu me racontes tout ça !

John poussa un soupir terriblement désespéré. Il contempla l'hologramme de sa femme, aux cheveux argentés toujours aussi magnifiques, et raccrocha sans rien dire. Le nanophone sonna à plusieurs reprises, mais il ne prit plus je temps de répondre. À la place, il prit un taxi ultra-sonique pour se rendre à son logement de fonction où il vivait seul. Il ne pouvait se permettre de rentrer dans son véritable chez-lui où l'attendait sa famille dans un état pareil !

Il dévora un repas à cuisson ultra-rapide et s'installa devant la télé pour regarder sa série préférée. Il s'endormit devant des chevaliers médiévaux qui se battaient pour occuper le trône.

L'enfant s'était perdu. Au fond d'un cul-de-sac, il cherchait la lumière du soleil. Les ténèbres avaient tout envahi. Elles s'étiraient sur des volumes aux proportions incalculables et cachaient de leurs volutes poisseuses les plus merveilleuses étoiles. La matière sombre grossissait continuellement, tel un ballon de baudruche qui ne pourrait jamais crever.

10 juin 2017

Starling the bird - Partie 2

Après des heures et des heures passées sans elles, à rester jour et nuit aux côtés des siens qui me la rappelaient sans cesse, je faillis péter les plombs. Il fallait que je fasse quelque chose. Avant d'exploser, je confiais à un de mes frères le soin de s'occuper des réfugiés à ma place, et partis.

Planant au-dessus les plaines brûlées puis délaissées par les hommes, je décrivais des cercles à la recherche d'un fruit. Si les miens leur préféraient les insectes ou la vermine blanche, je savais qu'elle, elle aimait les groseilles ou les morceaux de poire.

Mes ailes allaient rendre l'âme lorsque je découvris enfin le verger qu'il me fallait. À moitié détruit par la folie des hommes, il exposait encore des pommes belles et bien mûres, en assez grande quantité pour que j'eus le choix. Bien sûr, il y en avait de très grosses, qui auraient nourri une dizaine d'oiseaux pour toute une journée, mais pour les transporter jusques aux cieux, une autre paire de manches.

Après plusieurs tours et retours, je dénichai enfin le fruit qui convenait. Il était tombé de l'arbre et coupé en d'eux de telle sorte que je n'aurais eu aucun mal à le porter. Par chance, les vers l'avaient épargné, peut-être grâce à la boue qui recouvrait en partie sa peau verte. Je le pris en bec et montai vers mon clan.

Grisé par la certitude qu'elle adorerait ce cadeau et se déciderait enfin à me parler, je volai si vite que je ne mis qu'un instant à rejoindre la gigantesque nuée d'oiseaux que le vieux sage comptait cacher. Tandis que je m'efforçais de retrouver l'ange, mes camarades piaillaient en ouvrant de grands yeux ronds. S'ils m'en voulaient, quelle importance, quand une belle vous attendait ?

Hélas, ce ne fut guère elle que je trouvai.

– Fais attention, Starly ! héla mon père. C'est un peu trop lourd pour tes pauvres pattes, laisse-moi t'aider !

Tout le monde alentour éclata de rire, mais le patriarche demeura d'un sérieux mémorable. Son regard avait une dureté exemplaire. Ne t'avise jamais plus de me désobéir, me criaient ses yeux.

– Laissez-le, plaida quelqu'un. Mes parents peuvent très bien se débrouiller tous seuls, j'en suis sûre.

Je levai les yeux et la vis. C'était elle. Comme un chevalier sauvant une demoiselle en détresse, elle se plaçait entre moi et mon père. Sauf que j'aurais dû être le chevalier.

Une étincelle indéfinissable brilla dans l’œil de mon père.

– J'en attends davantage de lui. Ainsi que de toi.

Père attrapa au vol la demi-pomme, pesta sur ces jeunes qui s'en vont chercher des cadeaux pourris, et la laissa choir. Pour couronner le tout, il mordit l'ange au cou et la contraignit de le suivre. Il avait gagné : moi, son propre fils, je le haïssais.

 

Tandis que le fracas des combats résonnaient en contrebas, tandis que les esprits du climat hésitaient entre averses impromptues et violentes bourrasques, un événement que je n'escomptais plus se produisit : par le biais de son propre frère, l'ange me donnait rendez-vous ! Pour la nuit même !

 

Après avoir passé toute la journée à n'attendre que cela, je me posais sur la plus haute branche du plus haut chêne de la forêt et attendis celle qui m'était si chère. Le soleil se coucha, les étoiles apparurent une par une, le ciel perdit toutes ses couleurs... mais elle n'arrivait pas. Que faisait-elle donc ? Sérieusement inquiet, je commençai à me préparer un nid, plutôt pour éviter de penser à elle que par réelle nécessité. En vain, car je n'avais que cette satanée femelle en tête.

Juste avant que je ne perde espoir, l'ange arriva. Nimbée dans un éclat d'argent, elle atterrit sur la branche sans lui faire imprimer le plus imperceptible mouvement.

– Désolée, on m'a retenue, chanta-t-elle de sa voix mélodieuse.

Je restais coi ; je ne pouvais tout bonnement lui répondre quoi que ce soit.

Nullement gênée, elle se frotta l'aile, langoureusement à en craquer.

– Comment t'appelles-tu ? demanda-t-elle innocemment. Moi, c'est Phoenix.

– Phoenix... répétai-je en rêvassant.

– Tu t'appelles comme moi ? roucoula-t-elle. C'est bien ce que je me disais... Ma famille n'est pas du tout originale.

Devant sa bêtise – feinte ou non – je retrouvai pour de bon l'usage de la parole.

– Je... Je m'appelle Starling, balbutié-je. Je suis le fils du commandant Eagle.

Elle me fit un clin d’œil.

– En fait, je le savais déjà, avoua-t-elle en gloussant. Ton père m'a beaucoup parlé de toi.

Un coup de tonnerre retentit au loin. On va mal dormir, cette nuit... pensai-je.

– Parlé de moi ? En tant que son dernier fils, je ne représente rien pour lui ! Un moins que rien, voilà comment il me voit.

Phoenix me donna un petit coup d'aile, pour me ramener à la réalité.

– Justement, il attend que tu fasses tes preuves. Aux aurores, il te confiera ta première mission. On compte tous sur toi, Starling.

Finalement, Phoenix sonne très bien avec Starling. Le mieux, ça aurait été qu'elle passe la nuit avec moi, mais c'était beaucoup trop beau pour être vrai. Elle me fendit le cœur de ses yeux d'argent, sauta du chêne et prit son envol.

– Attends ! Tu vas retourner avec lui ?

– Je n'ai pas le choix, avoua-t-elle d'une voix triste. Il me protège. Un jour, les choses changeront peut-être. Rappelle-toi, je compte sur toi, Starling.

La pluie tomba. Je me recroquevilla contre le tronc de l'arbre, sans détacher les yeux de ma belle colombe. Phoenix disparut, mais son espoir resta.

 

Promu général en chef, je gravissais les sentiers de la gloire. Sous un ciel arborant les couleurs de la victoire, je mettais fin aux guerres des hommes, détruisais pour de bon leurs grosses machines destructrices de mondes. Devant mon immense popularité, mes grands frères s'inclinaient à mon passage, tandis que les femelles se battaient pour moi. J'éclipsais à tel point mon père que le pauvre en était réduit à picorer nos restes, caché dans l'ombre.

La nuit, je la partageais avec ma chère et tendre, la seule que j'aimais vraiment. Elle me murmurait des paroles insensées, et faisait des choses qui m'envoyèrent voler aux anges. Elle m'offrait une nuit magique. Une nuit dont je me souviendrais jusqu'à la fin de mes jours.

 

– Hé, réveille-toi ! hurla quelqu'un. Le chef veut te voir, tout de suite.

J'ouvris les yeux. La réalité emplit mon cœur d'une profonde déception et lentement s'effaça le rêve. Finie la popularité de star. Finies, les nuits blanches où se conjuguaient bonheur et volupté.

– On se dépêche !

Non sans ronchonner, je m'empressai de décoller à la suite de mon camarade qui me mena droit à l'imposant hêtre que Père avait choisi pour dormir.

– Bonjour, fils ! cria-t-il avant même que j'entrepris de me poser. Bien dormi ? Tu dois avoir faim, non ? Mange donc ça !

Il me confia un ver, à la manière d'une mère faisant la becquée à son fils. Bien qu'il fût très bon, je le recrachai avec dépit.

– Je ne suis pas un oisillon ! beuglai-je avec rage. Père... Que voulez-vous de moi ?

– Et moi qui croyais que tu m'aimais bien... soupira-t-il. C'est cette Phoenix, n'est-ce pas ? Elle te ronge le cœur plus vite que tu goberais ce pauvre ver...

Sans nul signe avant coureur, il me frappa si fort que je manquai tomber de l'arbre. À l'aide d'une branche, je me massai la tête, meurtrie.

– Fils, je refuse que tu me déshonores. Tu es un guerrier, pas un idiot coureur de jupon. Quand tu auras la gloire, tu auras toutes les filles que tu voudras. En attendant, tiens-toi à carreau.

Frappé en plein cœur, je me vis baisser la tête et me renfrogner, comme un petit qui boude. Sauf que je ne cessai de regarder mon père, et faisais le maximum pour me retenir de me défiler. J'aurais dû me défendre, quel droit avait-il de m'insulter ? Cependant, paralysé par la peur, je n'osais rien faire.

– Bien. Maintenant, tu peux m'écouter.

 

Un ou deux jours auparavant, les éclaireurs avaient repéré un clan ennemi, enfin, qui avait toujours méprisé mon père. Tel un de ces hommes qui se bataillaient sur le plancher des vaches, cet oiseau se croyait en guerre ouverte. Ainsi, il attaquait les autres clans selon une stratégie minutieusement calculée, et punissait les traîtres et les déserteurs. Il aurait fait un meilleur humain qu'oiseau.

Enfin, tout cela importait peu. Reste que ce clan nichait dans une magnifique vallée, épargnée par les duretés de la guerre, mais où les hommes avaient l'habitude de tuer les plus faibles des nôtres. La chasse, cela s'appelait. En choisissant un tel lieu, les ennemis savaient que personne ne s'aventurerait à les embêter.

Personne, excepté moi. Ragaillardi par les beaux yeux de Phoenix, j'approchai à grands coups d'aile de leur base centrale – un simple reste de maison en briques. Là-bas, j'y trouverais assez de nourriture pour tous nous nourrir sans qu'il n'y ait de jaloux. Ça allait être tout sauf facile, mais telle était ma mission.

J'atteignis rapidement les hauts murs du QG. Ni homme ni oiseau ne m'avait remarqué, j'en étais très fier. Quand je reviendrais, je m'en gargariserais auprès de toute la troupe, le crierais sur tout les toits, dans le seul but que Phoenix me remarque. Quoi qu'ait dit mon père, il ne me pouvait m'interdire de me rapprocher d'elle.

Doucement, je me faufilai par le soupirail des sous-sols. À peine entré, je me plaquai contre le mur, baigné de ténèbres. À l'instar de l'oiseau modèle que je fus, je jetai un coup d’œil d'un côté puis de l'autre, avant d'avancer. Furtivement, je glissai d'ombre en ombre sans oublier de chercher vers, fruits ou graines, dans les trous des murs, sur le sol... sans succès. Malgré tout, j'étais déterminé à ne pas abandonner. Je retournai chaque débris, inspectais chaque latte. Je ne pouvais me permettre d'échouer.

La lumière déclinait dangereusement. Bientôt, des personnes mal intentionnées allaient pouvoir m'attaquer sans même que je puisse les voir. Et alors, en haut d'une poutre dans un coin très dur d'accès, je trouvai ce que je voulais : un nid d'insectes. De vermisseaux, pour être plus exact. Un repas de choix.

J'agrippais minutieusement mon butin lorsque quelque chose me plaqua par terre. Sonné par la chute, je ne pus repousser les deux oiseaux furibonds qui se jetaient sur moi. Ils commençaient à me picorer le corps, comme si j'étais déjà mort, mais je n'avais guère l'intention de les laisser faire. Rassemblant force et courage, je fis un grand cercle qui renversa l'un d'eux. Le second, je l'estourbis d'un coup d'aile. Lu, je n'en entendrais plus parler de sitôt. L'autre, en revanche, n'avait pas dit son dernier mot. De son bec crochu, il m'érafla le poitrail. Une douleur aiguë me traversa le corps. Mon sang s'écoulait, goutte-à-goutte, sur le sol. Mais je ne pouvais le laisser gagner. D'un bond, je fondis sur lui et entre mes serres lui déchiqueta les ailes. Affolé, le pauvre prit la poudre d'escampette.

YAHOU ! J'avais étalé ces armoires à glaces en moins de temps qu'il ne faut pour crier « victoire » ! Qui aurait pu en dire autant ?

Le cœur plein d'orgueil, je bombai le torse puis poussai un cri de guerre long, puissant, irrésistible. Cela ne faisait aucun doute, j'étais invincible.

Impatient de retrouver ma belle Phoenix, je sortis en trombe du QG, sans prendre la moindre précaution. Après tout, qu'avait à craindre un héros ?

 

– C'était un faisan qu'il fallait abattre ! criait Hans. Un faisan ! Pas une de ces saloperies d'étourneaux !

L'autre homme, un certain Eric, soupesait le cadavre tout frais de sa proie.

– Ces piafs, tous les mêmes ! Regarde moi ça... Une chair bien juteuse. M'est avis que ça sera meilleur que la bouillie qu'on nous sert.

– Tu l'as dit ! acquiesça l'autre. Ne le répète pas au cuisinier.

– Vaut mieux pas, c'est sûr... Allez, mangeons-le, camarade, et qu'ça saute !

10 juin 2017

Starling the bird - Partie 1

Réponse à un défi d'éccriture sur Scribay, cette nouvelle a été très appréciée pour son originalité.

Les blocs de métal sifflaient dans les airs puis s'abattaient sur le sol dans une pluie de sang et de rage. En bas, les hommes couraient dans tous les sens, se bousculant dans une cohue inextricable ; en haut, le ciel s'embrasait, se déchirait dans la terreur. Les nôtres, quant à eux, tombaient encore et encore dans un rythme mortel. Ceux qui étaient assez conscients pour penser prirent les autres sous leurs ailes et s'enfuirent le plus loin possible de la boucherie. Sauve qui peut !

Rassemblés dans les champs, les survivants pansaient leurs plaies. Qui se pelotonnant dans un coin, qui nourrissant ses petits, nul n'avait le cœur à écouter un discours. Pourtant, le patriarche s'avança et parla :

– Mes frères, mes sœurs. Vous comptez vous reposer, vous cachez en attendant que ça se calme... et moi je vous dis : partons ! Partons, mes frères, quittons ces terres maudites ! Ici, les nids sont douillets, les journées chaudes et les nuits douces, mais je vous le répète encore : nous devons partir, et le plus tôt sera le mieux !

Un des vieux sages émit un sifflement aigu pour attirer l'attention et prit la parole.

– En ce moment, les terres du sud sont froides et hostiles... Ne serait-il pas plus intelligent de nous éparpiller, de disparaître à leur vue, pour ensuite attendre la saison des migrations ?

D'un coup d'aile, le patriarche lui cloua le bec. La foule amassée là ne pipa mot.

– Disparaître ? Tu te fiches de moi, vieillard ? Mieux vaut essayer de faire disparaître le soleil ! ironisa-t-il. Au contraire, tous ensemble, nous devons nous envoler le plus loin possible. En temps de crise, il faut changer ses habitudes. Guerriers ! Je compte sur vous pour veiller sur les femmes et les enfants. Si jamais vous manquez à votre devoir, je m'assurerai personnellement de votre cas.

Les ailes baignées de lumière, rémiges déployées dans le vent, le patriarche réunissait tous les attributs d'une figure divine. Et pourtant...

– Je place de grands espoirs en Starling, mon fils. Demain, il œuvrera pour la communauté. Pour la toute première fois, il défendra d'autres vies avant la sienne. Qu'il ne me déçoive pas.

Les yeux du commandant me transperçaient d'un éclair jaune. Le commandant, mon père. Un père qui ne s'était jamais occupé de moi – il possédait une quinzaine de fils tous plus grands et plus forts – mais mon père tout de même. Mon plus grand honneur, le rendre fier de moi.

– Et que la marche commence !

 

Lorsque le soleil se leva, nous étions fort loin de toute ville humaine, mais le fracas de la guerre persistait. Là, des mortiers sifflaient, là-bas des coups de feu s’échangeaient, ici-bas, on en pendait en masse... Jamais je n'ai compris pourquoi les hommes se faisaient tant de mal à eux-mêmes.

Nous survolions la forêt des noires épines lorsque l'on m'avertit que mon père avait sauvé de pauvres innocents des griffes des carnassiers. Le patriarche me mandait. D'un coup d'aile, j'arrivai à ses côtés.

Les oiseaux qui l'accompagnaient étaient pour la plupart beaucoup plus petits que nous. Seule une très grosse femelle pouvait rivaliser avec les miens, et encore, seulement s'il était jeune et maigrichon comme moi. Mon père, quant à lui, paraissait tout essoufflé. Il regardait la matrone méchamment, comme si elle lui avait donné du mal. Enfin, il s'adressa à moi :

– Je veux que tu t'occupes de ceux-ci... dit-il d'un ton las mais sec et sans réplique. Ils me donneraient du mal... Veille à ce qu'ils n'aient ni faim ni soif.

J’acquiesçai docilement, m'approchant doucement des réfugiés. La plupart se lissaient les plumes sans même daigner me regarder. Pour engager la conversation, je demandai à la matrone comment elle s'appelait, mais celle-ci me flanqua un coup d'aile qui me fit voir trente-six chandelles. Mon père gloussa ouvertement – geste pire que s'il m'avait craché dessus – et prit la fuite. Pour la première fois, je le détestais. Tout en fixant les yeux noircis de haine, je me surpris à penser qu'il lui arrive malheur. Et soudain apparut l'ange. Cet oiseau, guère plus gros qu'une poire, s'avérait néanmoins la plus belle créature que j'avais jamais vue. Ses ailes de jais, son cou élancé, ses longes plumes argentées, elle avait tout pour plaire. Je lui fis la cour, chantai autour d'elle, lui montrai que j'étais le plus fort de tous les oiseaux... enfin, j'aurais voulu le faire. Quelque chose, en moi, me maintenais paralysé. Aller vers elle... J'aurais plus facilement picoré mon propre cœur.

La belle me dépassa sans réaliser que j'étais là. Elle voletait à toute vitesse vers le soleil. Non, pas vers le soleil... mais vers mon père.

6 juin 2017

La licorne de l'insomnie - partie 2

J'ai une main froide dans le dos. Je fais volte-face, prêt à me battre. Un démon costaud me caresse le dos, précisément celui que j'avais renversé. Il me regarde, les yeux emplis de pitié.

– Bois ça, m'ordonne-t-il d'une voix rauque. Moi, c'est Jacques-Henri de Belphégor, mais tu peux m'appeler Bel.

Assoiffé, je porte à ma bouche la gourde que l'on me donne et bois à grosses gorgées. Je manque m'étrangler. Le liquide très fort me brûle la gorge. Je ne peux m'empêcher de tousser et de régurgiter.

– Fais attention, mon pote ! Il faut y aller doucement avec ces choses...

– C'est dégueulasse ! craché-je. Comment voulez-vous me faire boire ça ?

– Cette boisson si dégueulasse s'appelle nectar, m'explique Bel posément. Tu vas devoir t'y habituer, si tu veux faire un bout de chemin avec nous.

Je me prépare à protester lorsque Bel pose un doigt sur mes lèvres.

– Dis, chef, tu t'appelles comment ?

J'hésite avant de lui répondre. Puis-je lui faire réellement confiance ?

– Camille Zagan. Mais... qui êtes-vous ? Et que... que faites-vous ici ? C'est un cimetière ! Montrez un peu de respect ! m'emporté-je, accablé par ces dangereux pilleurs de tombes.

– Nous n'avons pas grand chose à faire de nos journées... soupire Bel. Marauder dans la cambrousse et effrayer les vielles femmes, ça casse pas trois pattes à un canard ! Alors quand un groupe comme The Unicorn se déplace, tout le monde vient le voir !

Intrigué, je jette un œil sur la scène. Des démons encore plus horribles que les autres montent un ampli et sortent des instruments. S'ils n'ont pas perdu de bras ni de jambes, leurs figures n'ont quasiment plus rien d'humain. Garnies d'un nez crochu, envahies de verrues ou calcinées, elles ont de quoi remplir mes cauchemars pendant des années !

Leurs instruments, en revanche, me font rêver. Une grosse caisse où dansent des feux follets, des guitares et des basses en forme de flammes, un synthé rouge démoniaque. Je mets ma colère de côté. Ils branchent leur ampli et émettent des sons que je n'ai entendu nulle part ailleurs. Parfois sur-saturés, parfois purs et cristallins, ils me donnent envie de pleurer. Les artistes font aussi des vocalises incroyables, du suraigu au rauque absolu, grimpant aisément toutes les octaves.

– Tu comprends, maintenant ? Le concert n'a même pas encore commencé, et c'est déjà la folie !

Le brave Bel a raison. Le public applaudit, ovationne, chante avec The Unicorn. Les tombes sont retournées, écrabouillées, dévastées, mais je n'y fais plus vraiment attention. Que dire de plus ? Ceux qui n'ont pas remis leur masque me dévoilent des visages d'êtres humains. Parmi eux, il y a des hommes, des femmes, des enfants et des vieillards. L'enthousiasme de ces gens m'emporte. Qu'importe qu'ils détruisent des cimetières, qu'ils abattent des arbres, qu'ils rasent des villes entières ! Je brûle de découvrir de quoi ils sont capables !

De toute ma vie, je n'ai vu qu'un seul concert, avec ma famille, dans la salle des fêtes du village voisin. C'était un méli-mélo de chansons paillardes si mal chantées que j'en ai encore des acouphènes. Je n'ai jamais assisté à de vrai concert, et y assister maintenant, après un enterrement foireux et grotesque, c'est ce qui pouvait m'arriver de mieux.

Incapable d'attendre plus longtemps sans rien faire, je me tourne vers mon étrange compagnon.

– Bel, pourquoi vous, les démons, êtes si...bizarres ?

Lorsque Bel rit, son trou dans le front se trémousse d'une manière effrayante.

– Tu t'es vu ? s'esclaffe-t-il. Tu es pâle, lisse... Tes vêtements sont tous neufs... J'espère qu'en passant plus de temps avec nous, tu te trouveras un vrai look !

Je n'ai pas le temps de protester. Dans un grondement incroyable, éclatent mille feux d'artifices. À dominante verte, ils dessinent des crânes de pirates, des monstres infernaux et des choses que je ne peux identifier... Hypnotisé, je lève la tête à m'en briser le cou.

Un accord magnifique attire aussitôt mon attention. Nul discours, nul signe avant coureur, juste la musique. Le concert a commencé.

Les couleurs glauques, les visages cachés sous des crânes, les cadavres fuyant leurs tombes défoncées... je jurerais que les morts reviennent à la vie. Les musiciens au faciès de cauchemar se complaisent parfaitement dans ce décor. À présent qu'ils ont commencé à jouer, je ne peux les quitter des yeux. La basse, la batterie, le synthé... tous les instruments sont utilisés à la perfection par ces virtuoses ! La première chanson qu'ils jouent, au rythme très lourd, est appuyée par des voix très rauques. Du heavy metal pur et dur. Le public chante le refrain à tue-tête, mais heureusement, les amplis sont si puissants que l'on n'entend que le groupe. Je suis aux premières loges, mes oreilles saignent, et pourtant je n'ai aucun envie de porter des bouchons.

Bel me passe sa gourde. Sans réfléchir, j'en bois une longue gorgée. Une fois de plus, je pars sur une quinte de toux qui m'arrache la gorge.

J'entends à peine sa réprimande potache, une nouvelle chanson bien plus énergique, plus proche du power metal. Je me laisse entraîner par la foule, agite les bras et les jambes comme un fou, ne fait plus qu'un avec ce public hors du commun. Les chansons s'enchaînent, tantôt épiques tantôt terrifiantes, mais toujours endiablées. Bien que je n'en connaisse aucun, je me joint aux démons et chante les refrains. Le groupe met le feu à la scène, tire d'autres feux d'artifices, envoie des rayons laser dans le public... Avec peu de matériel, ils nous présentent un festival pyrotechnique ! Je vis un rêve. Je n'ai surtout pas envie de me réveiller !

Assoiffé, je bois des litres et des litres de cet infâme nectar, et mes quintes de toux, et les quantités de viande que je régurgitent font rire Bel. Ce dernier me donne un coup dans les côtes lorsque, exténué, je comate, allongé par terre dans mon propre vomi.

– Chef, réveille-toi ! On arrive au meilleur moment !

Je me lève fébrilement, pitoyable. J'ai la tête qui tourne, je ne sais plus où sont mes points d'appui. Je me rappelle à peine pourquoi je suis là. À part le concert, plus rien n'existe. Plus rien ne compte à mes yeux.

Bel le costaud me porte comme un gamin. Décidément, je me demande comment j'ai réussi à le renverser tout à l'heure !

– Je n'aurais pas dû te faire goûter le nectar ce soir... maugrée-t-il. Une fois que t'as commencé à en boire, tu ne peux plus t'arrêter ! Une vraie drogue, ce truc ! Un signe que tu deviens comme nous...

Je ne l'écoute plus. Sur scène résonne une voix pure, merveilleuse, qui me sort aussitôt de mon état douteux. Une licorne plus belle encore que dans les contes de fées, bondit sur la scène. Son pelage blanc illumine tout le cimetière.

Après un solo de guitare d'une tristesse déchirante, la licorne entonne un chant magnifique de sa voix lyrique. Les femmes comme les gros durs, les gosses comme les vieillards, tous se mettent à pleurer. Pendant ce chant, nul feu d'artifices, nulle fumerolle ou autre effet pyrotechnique. Un simple ciel où reluisent des milliards d'étoiles plus éclatantes que jamais. Un aperçu du paradis.

Enivré par cette vision fantastique, bercé par cette merveilleuse musique, assommé par le nectar, je m'endors dans les bras de mon nouvel ami Bel. Je tombe dans un sommeil sans rêves. Un sommeil éternel.

 

 

Dans le cimetière, le chêne fleurit au milieu des tombes décrépies, dans cette belle journée de fin d'hiver. Le cimetière ne sera jamais restauré, il ne retrouvera jamais son éclat des premiers jours. La seule chose qui le transforme encore, c'est l'arrivée de nouvelles tombes. La famille la plus riche du village s'est payée le luxe d'une tombe en granit pour son enfant mort trop jeune d'un accident de voiture. Si un jour vous allez dans ce cimetière maudit et que vous vous arrêtez devant cette sombre tombe de granit, vous pourrez lire :

 

Camille Zagan, 12 septembre 2000 – 26 février 2017

6 juin 2017

La licorne de l'insomnie - partie 1

J'ai présenté cette nouvelle à un concours. J'ai terminé 4ème sur 8, mais la nouvelle avait été pas mal appréciée ^^  Qu'en pensez-vous ?

La Mort frappe au moment où on ne l'attend pas.

Je m'agenouille devant la plus grande et la plus belle tombe du cimetière. Une tombe en granit brut. La personne qui repose dessous m'est très chère, et pourtant je n'arrive même plus à me rappeler son visage. Pire encore, je ne suis même pas assez triste pour pleurer.

J'ai oublié de le préciser, ce cimetière est le pire de tout le pays ! Ici, nulle stèle de marbre, nulle croix de pierre. Des croix de bois toutes moisies surplombent des plaques de ciment à peine polies. Le tout est plus tagué qu'une voix ferrée de la banlieue parisienne, bien sûr. Le cimetière, petit carré entouré de barbelés, se situe au milieu d'un terrain en friche. Une petite cabane en bois sert de résidence au gardien. L'entrée, une petite barricade branlante, qui crisse horriblement quand on l'ouvre, jouxte la cabane.

Quant aux corps, ils ne sont même pas correctement enterrés. Des glissements de terrain ont extirpé une bonne partie des cadavres de leur dernière demeure, et comme la mairie n'a pas les moyens de tous les enterrer de nouveau, on les jette dans la fosse commune juste à côté et la pluie, les vers et le soleil se chargent de les détruire. En même temps, pour un trou paumé au fin fond de la cambrousse, c'est déjà un luxe d'avoir un cimetière !

Si j'avais un soupçon de courage, j'irais voir le maire et le forcerais à changer les choses, je mettrais fin à cette horrible plaisanterie. En attendant, trop lâche pour agir, je hurle, laboure la terre de mes poings.

Quelques personnes marchent dans les allées boueuses. Je leur demande de se rebeller, de cesser de cracher sur les morts. Nul ne m'entend. Tous passent devant moi comme si je n'existais plus. Que je crie, que je hurle, rien n'y fait. Les uns après les autres, ils quittent les lieux et retournent à leur misérable vie.

Le cimetière est éclairé par un magnifique coucher de soleil. Exactement en son centre, le seul arbre, un majestueux chêne d'une centaine d'années environ, donne de magnifiques fleurs jaunes, et pourtant ce n'est même pas le début du printemps. Même la nature se moque de nous.

La nuit commence à tomber. Des feux follets émergent des dizaines de corps en décomposition. Plus personne ne visite le cimetière. En théorie, à une heure pareille, le gardien devrait me virer... mais comme d'habitude, il a certainement trop bu pour être en état de faire quoi que ce soit.

Cette tombe m'attire irrésistiblement. J'aimerais rentrer chez moi, cesser de penser à la fatalité de la mort. Le cimetière tout entier m'interdit de partir. Il m'oblige à rester là et à méditer sur le sens de la vie. Pour toute la nuit. Pour toute l'éternité.

La pleine lune s'élève dans les étoiles. Tant mieux, admirer le ciel nocturne me changerait les idées ! Hélas, comme chaque soir, les motards du village sont de sortie. Leur vrombissement m'insupporte plus encore que d'habitude. Déterminé à les faire taire, je m'arrache à ma contemplation et m'avance vers l'entrée. Le bruit s'amplifie. J'ordonne à ces voyous d'arrêter leur vacarme immédiatement. Je menace d'appeler la police.

Des pas précipités retentissent dans la rue. Des cris de joie se mêlent au bruit infernal des motos. Même le 14 juillet n'est pas aussi animé ! Les motards roulent, roulent... Je regarde par-dessus la barricade... je ne vois personne ! Dehors, la sombre ruelle uniquement éclairée par la lune.

Rien qui ne pourrait produire un tel vacarme.

Dans un craquement assourdissant, la barricade vole en éclat. Cinq grosses motos viennent de la percuter de toute leur puissance. À leur suite, des personnes vêtues de lourds manteaux noirs, portant un crâne en guise de masque, pénètrent en masse dans la cimetière. Paniqué, je cherche une échappatoire. Le terrain en friche ? Trop d'orties, je serais ralenti ! Se cacher dans une tombe ouverte ? Impensable ! Il ne me reste plus qu'une cachette : en haut du chêne.

Je pique un sprint vers le grand arbre. Les motos slaloment autour de moi. Les autres approchent, traînant les pieds, tripotant une chaîne phosphorescente autour de leur cou. En moins de deux, j'atteins l'arbre et bondis sur la branche plus basse. Dès que je trouve mon équilibre, je grimpe avec l'agilité d'un écureuil. Bientôt, je me retrouve au sommet de l'arbre. Je me place à un endroit d'où je peux voir ce qui se passe en-dessous.

Les motos roulent en cercle autour de l'arbre, m'envoyant leur gaz en pleine figure. L'un d'eux exécute un dérapage et saute de sa moto avec style. Aussitôt à terre, il décharge un gros coffret métallique de son véhicule et en sort une hache d'au moins un mètre de long ! Que compte-t-il faire avec un tel engin ?

Encouragé par ses camarades, le pseudo-bûcheron recule sa hache et frappe. Le tronc entier de l'arbre s'en trouve ébranlé.

– Vous êtes fous ! hurlé-je, sans me soucier d'être découvert. Vous voulez ma mort, c'est ça ?

De derrière son masque, ses yeux m'adressent un regard méprisant. Ce que je dis le laisse complètement indifférent. Il continue son action, creusant une large encoche dans le tronc du chêne. L'arbre n'en finit plus de trembler. Je peux presque l'entendre pousser des cris d'agonies, lui qui, impuissant, ne peut éviter son destin. Tout aussi impuissant, je crie de ma voix la plus aiguë :

– Arrêtez ! Laissez cet arbre tranquille !

Loin de s'arrêter, le bûcheron rit, bientôt accompagné de toute sa clique. Un autre motard s'arrête. Il pousse son compagnon sans ménagement, un objet encore plus inquiétant entre les mains. Il presse un bouton et dans un vrombissement démarre la tronçonneuse. La machine fait un bruit horrible en sciant le tronc. J'ai la tête qui tourne, je panique complètement. Heureusement, je garde assez de sang-froid pour sauter avant que l'arbre s'écroule. Je roule sur le sol. Sonné, je contemple le chêne qui meurt dans un effroyable craquement.

Je reprends doucement mes esprits. Les fous furieux n'ont pas fini leurs idioties. À la place de l'arbre tout juste déraciné, dont le tronc gît sur plusieurs tombes, ils installent une petite estrade. Je réalise alors à quel point ils sont nombreux. Un bon millier de gens, voir encore plus, s'agglutinent dans le pauvre petit cimetière, le remplissant presque entièrement et déchaînant leur furie. On se croirait à Woodstock. Ils cassent tout, renversent les croix, piétinent les tombes. Leurs motos gisent sur les parterres de fleurs.

Un tel irrespect me met hors de moi. Je bondis sur l'un des vandales. Très costaud, il encaisse le choc sans gémir mais tombe à la renverse. Dans sa chute, il perd son masque de crâne qui dévoile un visage qui n'a plus rien de normal. Un trou gros d'au moins deux centimètres se loge dans son front. Les autres hurlent de rire. Ils enlèvent d'eux-mêmes leurs masques. Je n'en crois pas mes yeux. Entre ceux qui ont perdu une oreille, un œil, un nez ou carrément la tête entière, je ne saurai dire qui est le plus effrayant. Certains enlèvent carrément leur veste qui dévoile des bras incomplets et des torses perforés.

Pétrifié, je me recroqueville en position fœtale, petite chose tremblante parmi une assemblée de démons. Je les entends ricaner, je les sens monter leur fichue estrade. Ils donnent des coups de marteau, plantent des clous dans le bois... d'un moment à l'autre, leurs pieux, ils les planteront dans mon cœur !

22 mai 2016

Toxic Partie 2

Au fond de son lit, Mel fit d'horribles cauchemar où des enfants faisaient une danse macabre avant d'exploser dans un torrent de sang. Ses amis prenaient un faciès bestial lorsqu'ils criaient et assassinaient des hommes comme eux, tués pour avoir bu de l'eau. Incapable de dormir, il quitta sa chambre en catimini et entreprit de rejoindre son meilleur ami Anatole. Hélas, il y avait le couvre-feu, et il fallait sans cesse se cacher pour se promener la nuit dans les rues. Mais Mel aimait beaucoup l'infiltration, aussi se cacha-t-il derrière les palmiers de la grande avenue pile au bon moment, n'hésita pas à entrer dans une poubelle pour rester incognito et de fil en aiguille il finit par atteindre l'autre bout de la ville. Anatole vivait dans une grande demeure de granit, le statut de prêtre de son père y était pour beaucoup. Le jeune homme possédait même sa propre baignoire d'Huile de Dieu, dont il avait fini par se lasser.

Mel passa par-dessus les haies et siffla quatre notes juste en-dessous de la fenêtre de son ami. Caché dans les fourrés, il recommença à plusieurs reprises, sans cesser de jeter des regards inquiets derrière lui. Enfin, son ami se présenta et désactiva toutes les alarmes que ses riches parents avaient installées.

– Comment peux-tu dormir après ce qu'il s'est passé aujourd'hui ?

Anatole, confus, fit monter Mel dans sa chambre et lui intima de parler moins fort.

– J'avoue que c'était très loin de ce que j'imaginais... mais ce sont des impies, ils l'avaient cherché, non ?

Mel donna une baffe à son ami, qui resta interdit.

– Tu ne comprends donc rien, Anatole ? Nous sommes des marionnettes ! Les prêtres nous utilisent pour assouvir leur soif de sang !

– Blasphème !

– On s'en fiche de la religion ! Moi, je ne peux plus continuer...

Des bruits de pas retentirent de le couloir. Sans hésiter, Anatole cacha son ami dans l'armoire. Lorsque son père arriva, il bredouilla une excuse, il écoutait sa musique trop fort.

– Je ne suis pas franchement religieux, mais je ne peux pas te laisser faire ! Déserte, et tu laisseras l'ennemi nous envahir et demain nous ingurgiterons leur breuvage de force !

Mel ne répondit rien. Il venait de concevoir un plan imparable dans sa tête, qu'il mettrait en exécution à la première occasion. Mentir à son ami l'attristait terriblement, mais il se devait de fuir cette société infâme.

 

Une semaine de canicule avait interdit toute sortie, forçant les combattants à s'entraîner dans la caserne. La plupart n'avait qu'une hâte : retourner sur le champ de bataille et dégommer l'ennemi. Une nuit de tempête, particulièrement violente, empêcha les habitants de Casa Negra de dormir et détruisit la plupart des parcs de la ville. Ce n'était pas un souci pour les prêtres, qui reconstruiraient en une après-midi leurs jardins artificiels.

Le lendemain, la température avait suffisamment redescendu et le combat pouvait reprendre. Les jeunes soldats sortirent de nouveau par la porte sud de la ville, plus belliqueux que jamais. Mel lui-même avançait vers le second bidonville avec zèle, chose qui étonna Anatole.

– Cette tempête m'a fait réfléchir, expliqua-t-il. Les impies sont nos ennemis, nous devons les tuer.

Mel avait une lueur de haine dans le regard. Il était le seul dans son cas, les autres semblaient juste surexcités, comme en état de manque.

Au fond d'un ravin, des hommes dormaient directement par terre, légèrement dissimulés par des morceaux de tôle. Si la tempête avait redoublé d'efforts pour abîmer la ville de grès, les huttes en équilibre précaire ne pouvaient lutter contre les assauts du vent. Ces gens n'avaient plus rien pour les protéger. Les soldats n'eurent aucune pitié pour eux. Ils jouèrent du désintégrateur en poussant des cris terrifiants. Les rebelles les plus habiles réussirent à désarmer une vingtaine de Capes Blanches, mais ils ployèrent vite sous le nombre.

Au plus fort de la mêlée, Mel pointa son désintégrateur sur un prêtre, et fit feu. Le saint homme se décomposa sans un cri, perdant une à une chaque cellule qui le constituait. Tous contemplaient bouche bée cet étrange spectacle. La cape blanche, vide, tomba sans bruit. Un jeune homme à la peau brune hurla : « C'est Mel ! Tuez-le ! »

Le dénommé Mel était déjà loin. Son geste accompli, il avait détalé comme un lapin des sables. Anatole pleurait à chaudes larmes, la cape vide de son père entre ces mains. Dès qu'il se présenterait, il tuerait celui qu'il avait un jour appelé « ami ».

Mel courait. D'ici peu, des officiers à dos de chameau le prendraient en chasse. Mel ne s'arrêtait pas. La chaleur du désert ne le dérangeait plus. Mel pleurait. Il regrettait amèrement d'avoir trahi son meilleur ami. Mel espérait. En rejoignant les rebelles, il deviendrait enfin l'homme libre qu'il a toujours rêvé d'être. Mel ne se rendit pas compte qu'il n'avait plus de sucre dans le sang. Mel tomba.

Il fit un grand « PLOUF ! » et paniqua. Il se crut en train de fondre, de brûler vif. Il était si agité qu'il but la tasse. Lorsque le goût de l'eau se répandit sur sa langue, il se sentit plus pur que jamais.

22 mai 2016

Toxic Partie 1

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Un temple gigantesque s'élevait sur la place de Casa Negra, l'oasis au milieu de ce désert sans fin. Protégée par une grande muraille de grès, elle abritait des parcs magnifiques où s'alignaient des palmiers, harmonieusement mêlés à des orangers et des oliviers. Des fleurs qu'on ne trouvait nulle part ailleurs, dont le cœur revêtait des formes géométriques au nom imprononçable, exhalaient une ravissante odeur. Chacune de ces plantes était purement artificielle, mais ça, les prêtres le cachaient soigneusement à la population. Ils gardaient jalousement tout produit de la haute technologie et laissaient les autres pourrir dans leurs maisons de pierre.

Le Grand Prêtre monta sur le piédestal, de la même couleur ocre que l'édifice religieux au fronton triangulaire orné de sculptures nacrées. Son visage se couvrit d'un sourire satisfait lorsqu'il remarqua que la foule avait encore gonflé. Tout le menu peuple, des simples fermiers jusqu'aux habiles artisans, le contemplait en silence. Il commença à ouvrir le Livre Sacré, mais le referma très vite. Après tout, il connaissait par cœur son baratin mystique.

– Mes frères, mes sœurs. Vous connaissez déjà les Sept Pêchés capitaux, ces fléaux qui ont transformé les hommes les plus purs en êtres vils et cruels. Maintenant, imaginez un produit qui vous rende plus affamés que l'avarice et plus dangereux que la colère elle-même.

D'un claquement de doigts, le saint homme fit venir deux de ses subalternes, vêtus de longues robes bleues ridicules face au tissu émeraude de leur maître. Ils portaient une lourde jarre transparente remplie d'un liquide tout aussi transparent, dont la simple vue fit paniquer l'auditoire. Les corps s'entrechoquaient dans des cris effrayés et effrayants. Il fallut toute la voix du prêtre pour obtenir le silence.

– Oui, ce liquide qui vous effraie tant, on l'appelle eau. Transparent, incolore, inodore, il a tout l'air d'un innocent breuvage. Mais buvez-en et Dieu vous abandonnera, il vous laissera sombrer dans les abîmes de la folie. Les impies qui vivent par-delà nos murailles ont osé en boire et, pis encore, ils veulent vous en vendre, à vous, honnêtes et pieux citoyens de Casa Negra. Maintenant, ils vont tout faire pour pénétrer ici et instaurer leur loi... Dieu seul sait ce qui vous arriverait alors.

Tout un chacun tremblait de peur à l'idée de boire de l'eau de force. La plupart connaissait la Grande Épidémie, lorsque tout un pays avait été ravagé par une simple flaque d'eau... Quelle idée ils avaient eue d'ingérer une telle horreur !

– Nous avons terriblement peur de ces renégats, aussi nous vous demandons de les tuer avant qu'ils ne s'organisent. Pour continuer à vivre dans la paix de Dieu, enrôlez-vous dans l'ordre des Capes Blanches !

Un cri de triomphe surgit de toutes les bouches. Les plus jeunes levèrent le bras, impatients de contribuer à la survie de leur ville. Les prêtres distribuèrent à tous les volontaires des pistolets désintégrateurs. N'importe laquelle de ces armes les tueraient en un seul tir, aussi avaient-ils prévus des champs de force personnels. En dépit de la foi aveugle qui anime le peuple, nul homme, si saint qu'il soit, ne prendrait le risque de donner une arme mortelle sans aucune parade.

Mel et Anatole, deux jeunes hommes espiègles, étaient surexcités. De toute leur vie, ils n'avaient jamais pu sortir de la ville, et ils se demandaient ce qui pouvait bien se trouver en dehors de ses frontières. Toute leur enfance, ils avaient suivi l'enseignement religieux, mais ni l'un ni l'autre n'avait réussi à y adhérer complètement – après tout, faire l'école buissonnière un jour sur trois n'aidait pas. Faire partie du commando donnerait du piment à leurs vies et était le seul moyen de découvrir l'extérieur.

– Que Dieu vous garde, déclara le Grand Prêtre en faisant un signe de croix.

Il baissa un levier qui ouvrit l'accès à un grand bassin d'Huile de Dieu. La foule toute entière se jeta dessus, et but à grandes gorgées son contenu vert émeraude. Les gens n'hésitaient pas à plonger dedans pour en absorber le plus possible. Après tout, c'était bien le seul cadeau que Dieu leur concédait.

Mel et Anatole firent leurs adieux à leur famille et rejoignirent les chevaliers de l'ordre des Capes Blanches. On pourrait imaginer cet Ordre ancien, mais ce n'était que sa première campagne. Aussi, les jeunes de la ville les plus motivés avaient suivi des années d'entraînement au combat ; corps à corps, tir désintégrateur de près comme de loin et tout l'endoctrinement qui va avec. Tous n'attendaient qu'une chose : tuer son premier impie. Pour eux, la guerre n'était qu'un jeu qu'ils devaient absolument gagner.

La cohorte se dirigea vers la caserne, effrayant au passage tout le monde sur l'avenue. Le bâtiment militaire ne s'élevait guère aussi haut que le temple mais prenait plus de surface au sol. Ses parois de grès formaient un cercle d'une cinquantaine de mètres de rayon, percées de multiples portes blindées. Si l'édifice s'imposait par ses proportions, il n'avait pas la moindre valeur esthétique.

– Tu crois qu'on va encore s'entraîner ? Moi j'en peux plus ! ronchonnait Mel, un petit phénomène très nerveux et pas patient pour un sou.

– Tu n'as donc rien écouté ? s'indigna Anatole, le premier de la classe par excellence. On prend juste un dernier repas avant de faire notre sortie.

– Vivement qu'on sorte de ce trou !

Un officier intégralement vêtu d'une cape blanche fit tomber le jeune homme d'un coup de crosse au visage. Le nez en sang, ce dernier jeta un regard dédaigneux à son agresseur.

– Votre entraînement est peut-être terminé, mais si vous voulez participer aux Croisades, vous devrez apprendre la discipline !

Anatole aida son camarade, sans prendre garde aux yeux qui le fusillaient, et les deux compères rejoignirent la queue du réfectoire. Pleine à craquer des quelques cinq cents nouvelles recrues, la salle sans fenêtres, éclairée par un grand chandelier, ressemblait à une cave à vins. À peine installés, les jeunes dévoraient leurs plats de semoule en spéculant sur les combats à venir. Ils se voyaient déjà affronter une armée invincible de soldats vêtus d'armure d'argent, comme dans les contes de fées. Qu'ils furent déçus, aux vestiaires, quand ils enfilèrent un simple uniforme blanc et se coiffèrent d'une casquette !

Lorsque chaque unité fut formée et prête à partir, le Grand Prêtre encouragea personnellement chacun de ses nouveaux soldats, il leur versa notamment de l'Huile de Dieu sur les cheveux. Les guerriers fulminaient, prêts à en découdre. Chaque groupe suivit son instructeur jusqu'aux portes sud de la ville. On aurait dit des Romains en ligne parfaite, mais avec le sérieux en moins. Beaucoup chantaient pour refréner leurs ardeurs, et comme les chefs les laissaient faire, cela engendrait une cacophonie de tous les diables !

Le portail de métal rouillé faisait tache parmi les remparts de grès, mais cela aucun belligérant ne le remarqua. Les lourds battants s'ouvrirent dans un raclement insupportable, qui obligea les vaillants combattants à se boucher les oreilles. Lorsque le monde extérieur se dévoila sous leurs yeux, Mel et Anatole restèrent pétrifiés. Sur les pentes de petites dunes de sable, des maisons faites de bric et de broc montent les unes sur les autres, toutes concentrées autour d'un énorme bidon, certainement rempli d'eau, la boisson du Diable !

Le Grand Prêtre, au sommet des remparts, ordonna l'assaut d'un simple mouvement de bras. La cohorte de jeunes en uniforme s'abattit sur le pauvre bidonville en vociférant : « Mort aux impies ! » Mel et Anatole, un peu moins enthousiastes que les autres, hésitèrent un instant. Bien malgré eux, le courant meurtrier les emmena dans la bataille, si on peut appeler cela ainsi. Comment tirer gloire d'un massacre d'hommes, de femmes et d'enfants sans arme aucune ?

En quelques instants, les armes avaient achevé de désintégrer tous les rebelles de ce campement. Ce combat n'avait rien à voir avec tout ce que Mel et Anatole avaient imaginé : la folie pure avait définitivement supplanté l'héroïsme, à la grande satisfaction des prêtres. Jubilants, ils ouvraient les plus grandes piscines d'Huile de Dieu de la ville et laissaient tout le monde se jeter dedans. Les hommes agissaient comme des porcs qui prenaient des bains de boue.

 

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